Hampi, Caput Mundis

Organic Café

S’il fallait résumer l’Inde en deux sons, ce seraient 1) celui des klaxons de bus et de camions (tut – tut tut tut – tut- tut – tut) et 2) celui précédant les annonces des haut-parleurs dans les gares (« TADAAAAM »), qui font sursauter à chaque fois avant de laisser la place à une longue annonce grésillante et parfaitement inintelligible, puis aux acouphènes. On effectue un mauvais calcul à la gare de Badami : alors que nous pensions trouver le wagon « A » à l’avant du train, voilà qu’il arrive cette fois tout à l’arrière. C’est donc une trentaine de wagons qu’il nous faut traverser avant de trouver notre compartiment, ce qui a le mérite d’occuper une partie considérable de ce court voyage à destination d’Hosapete. Toujours plus avant dans la campagne du Karnataka, Hosapete sert de porte d’entrée vers la cité perdue de Hampi, un site d’une importance incontournable pour les archéologues que nous sommes.

Sortis du train, nous nous frayons un chemin entre la foule des chauffeurs de rickshaw (« Hampi, Hampi », hurlent-ils tous en cœur) en direction d’une gare des bus que nous ne trouverons jamais. C’est entendu, nous hélons le premier rickshaw venu pour nous conduire à notre auberge, Organic Café, à une dizaine de kilomètres d’Hosapete. Un véritable petit paradis, une poignée de cabanes en bambou jetées au milieu des rizières et des bananeraies entre de gros amas de granite rose, que nous partageons avec une équipe de jeunes indiens fans de techno. Un chiot et un grand berger allemand au collier muni de clous complètent cette joyeuse compagnie. Leur tâche n’est pas des moindre : monter la garde contre le tigre qui rôde dans la campagne environnante (« very friendly tiger » nous assure le cuisto qui l’a déjà croisé à de nombreuses reprises). Il se nourrit de faisans, de chiens errants, de singes et de poules. Et surtout, il n’attaque jamais l’homme, enfin il paraît. Presque un tigre flexitarien, quand nous repensons à ceux de Bardiya qui se repaissent de daim et de jeunes rhinocéros, et qui ne crachent pas sur un bout de viande humaine quand l’occasion se présente. Toujours est-il qu’après nos mésaventures népalaises, nous ne nous sentons pas tout-à-fait en sécurité quand il s’agit de rôder le soir autour de l’auberge, de se poser sur un rocher pour admirer le coucher du soleil ou la pureté du ciel étoilé.

Hampi, huitième merveille du monde?

Comme beaucoup de ces cités qui ont fait l’histoire, Hampi plonge ses racines dans la mythologie, en l’occurrence dans la mythologie hindouiste bien sûr. Hampi ou Pampa étaient des surnoms donnés à la déesse Parvati, la femme du dieu Shiva. C’est ici que seraient venus vivre ces derniers lorsque Parvati parvint à tirer Shiva d’une méditation longue de plusieurs années. Elle réussit cet exploit en entrant elle-même en méditation, une approche qui plût à Shiva par sa piété après une tentative moins fructueuse du dieu du désir, qu’il brûla vif de son troisième œil pour avoir osé le déranger avec des idées aussi prosaïques que l’amour charnel.

La cité de Hampi fût fondée au 14ème siècle sur les ruines du royaume Kampili, qui avait été rayé de la carte par le sultanat de Dehli. De sa fin brutale, nous retiendrons surtout le suicide collectif par l’immolation que commirent toutes les femmes de sa capitale, afin d’éviter pour ces dernières d’être réduites en esclavage par les armées musulmanes (une joyeuse coutume hindouiste qui possède même son petit nom : le jauhâr). Heureusement, à cette tragique histoire en succède une plus heureuse. Hampi, capitale du nouveau royaume de Vijayanagara, est du jour au lendemain devenue la cité la plus florissante de tout le sous-continent indien. Si bien qu’au 16ème siècle elle était devenue la seconde plus grande ville au monde après Pékin. L’on pouvait y croiser des commerçants perses ou chinois, et même quelques Italiens et Portugais qui furent les premiers à rapporter son existence en Europe. Ces derniers ne tarissent pas d’éloges à son sujet : ils font état de la plus vaste et de la plus riche cité du monde. Le voyageur Domingo Paes, venu de Goa pour visiter Hampi autour de l’an 1520, la compare sans ambages à Rome. À son apogée la cité brille par sa promotion des arts et de l’éducation, elle dispose d’importantes infrastructures publiques (notamment de thermes) et d’immenses aqueducs irriguent les champs qui l’entourent. C’est un exemple abouti de multi-ethnisme où plusieurs religions se côtoient, en premier lieu hindouisme et jaïnisme. Sa langue officielle, aujourd’hui encore parlée en plusieurs régions du Karnataka, était le kannada. Athanasius Niktin, un voyageur russe de passage entre 1468 et 1474, donne un aperçu du faste dans lequel vivait l’élite du royaume : il décrit un cortège où paradaient des dirigeants sur des lits d’argents portés par des serviteurs parés d’armures en or, suivis de 300 cavaliers, de 500 hommes à pied puis d’une dizaine de musiciens.

Vae victis, malheur aux vaincus!

Hélas à toute apogée son déclin. Pour Hampi, il fût abrupt. La cité est rasée en 1565 par une coalition de sultanats menée une fois encore par celui de Dehli, après la fameuse bataille de Talikota dont nous avions déjà parlé (elle avait mené le sultanat de Bijapur au sommet de sa gloire). Le roi est capturé et décapité, la cité brûle pendant six mois d’affilée. Le Taj Mahal et les plus beaux fleurons de l’architecture indo-islamique de Dehli, Bijapur et Aurangabad naissent de ses cendres. Quand nous dissertons sur la splendeur de l’architecture ottomane, romaine, perse, moghole, maure, byzantine, timuride ou vénitienne, nous parlons sans le savoir de culture sur brûlis. Notre inclination pour les beaux monuments repose presque toujours sur l’infortune et la souffrance humaine. On se plait à rendre un modeste semblant de justice à Hampi en se remémorant notre admiration pour les fastueuses mosquées et madrasas de Samarcande, elles-mêmes bâties avec le butin de guerre ramené du sac de Dehli au 14ème siècle. Enfin, qui peut vouloir parler de « Renaissance » au 16ème siècle alors que celui-ci aura été témoin du triomphe de l’obscurantisme monothéiste sur le monde ancien ? Pensons-y, alors que l’Islam soumet le dernier grand royaume polythéiste d’Asie, Cortés annihile l’Empire aztèque (1519-1521) et Pizarro terrasse l’Empire inca avec une poignée de conquistadors convaincus de leur divine légitimité (le 16 novembre 1532), c’en est fait des Amériques et de l’Asie. Passé ce siècle de la destruction, l’humanité est restée à jamais un peu plus pauvre, un peu moins authentique. Aux « grandes découvertes » il faut opposer les « grandes extinctions », une première phase implacable de désenchantement du monde. Les grandes découvertes avaient une consonance apocalyptique au sens littéral (c’est-à-dire au sens grec de « révélation, dévoilement de ce qui était caché ») comme au sens eschatologique.

Hampi ne s'est pas faite en un jour

On ne peut s’empêcher de penser que c’est un miracle que le site ait été déserté après sa destruction : à quoi ressembleraient Rome ou Constantinople aujourd’hui si elles avaient été entièrement dépeuplées à la fin de leur antiquité respective ? Des sites comme Pompéi, Louxor, Éphèse ou Hiérapolis donnent, dans une moindre mesure, un tel sentiment de gigantisme. En partant à pied de notre auberge, on pensait rejoindre le centre du site les yeux fermés. Or, quatre heures de visite à la périphérie de Hampi n’ont fait que nous en éloigner, de temple en temple, de bassin sacré en palais. On se retrouve au hasard de nos pas devant le quartier royal et la salle d’audience aux 100 piliers, devant laquelle avaient lieu spectacles de lutte et dressage d’éléphant. C’est là que le roi recevait ses sujets pour écouter leurs requêtes. La salle fût construite pour immortaliser la victoire du roi Krishna Devaraya sur le sultanat d’Orissa. Chaque mur est orné de bas-reliefs représentant avec une profusion de détails des cortèges d’éléphants, de guerriers, de cavaliers, de danseurs. Coucher de soleil sur la vertigineuse colline de Matanga, où nous nous retrouvons une fois de plus aux prises avec les macaques qui profitent de la moindre seconde d’inattention pour voler tout ce qui traine, des tongs aux bouteilles d’eau en passant par les téléphones. Qu’importe, la hauteur permet enfin de se rendre compte l’étendue des vestiges : les ruines dépassent des palmiers aussi loin que porte le regard.

On repart un matin de bonne heure pour profiter de la fraîcheur matinale, à l’heure où les travailleur-se-s arpentent les plantations, se lançant des blagues en semant le riz. Des femmes avancent sur le chemin des bananeraies, une serpette en équilibre au sommet du crâne. On arrive bien avant la foule au sommet de la colline d’Hemakuta pour le lever du soleil, qui inonde de lumière l’immense temple de Virupaksha et son enceinte, l’un des plus anciens monuments de la cité. Une image d’Épinal, un condensé d’orient fantasmé. Peut-être un peu trop fantasmé d’ailleurs : bien que le site figure en tête de liste des recommandations culturelles du New York Times pour l’année 2019, sa restauration abusive (ratée ?) est loin de faire l’unanimité. Puis on descend le cours de la rivière Tungabhadra pour continuer avec d’interminables séries de temples et une colonnade longue d’un kilomètre qui abritait le bazar. Une agora ou un forum romain, qui aurait adopté la forme d’une version augmentée du circus maximus. Le voyageur portugais Garcia da Orta, qui visite Hampi en 1534, rapporte à son sujet que l’on pouvait y trouver des diamants aussi gros que des œufs de poule. On passe les heures les plus chaudes de la journée à siester dans la fraîcheur des ruines du petit temple de Narasimha, d’où s’embrasse toute la vallée, puis on prend le risque de se tremper les pieds dans la rivière, nos orteils sales offerts aux crocodiles. On rencontre une famille musulmane dans le petit temple bordant les restes du pont, venue fêter les huit ans du fils cadet. Séance de portraits, échange de sourires, dégustation de casse-croûtes traditionnels.

C’est dans la partie orientale du site que se trouve l’un des plus beaux temples, celui de Vittala. Il est notamment connu pour son grand char processionnel sculpté dans la roche, une copie d’un original en bois. L’architecture du royaume dans sa forme la plus aboutie et la plus délicate, une architecture basée sur les styles développés à Badami et Pattadakal quelques siècles auparavant. Hampi est un immense manifeste du mégalithisme, l’un des derniers de l’aventure humaine. À moins que, on est jamais à l’abri d’une pénurie de béton… enfin, des dizaines de milliers de colonnes de granite sur lesquelles dansent et grimpent des représentations mythologiques. Le mégalithisme dans sa forme la plus aboutie aussi, puisque certains de ces piliers font de la musique. Cinquante-six pour être exact, situés dans un recoin du temple de Vittala et qui dans des conditions sonores optimales, ce  qui n’a pas dû arriver souvent à part durant la pandémie, émettent toute une gamme de notes lorsque l’on toque dessus. Un astucieux accomplissement acoustique, des piliers de granite conçus comme des instruments musicaux. Comment des colonnes d’une même hauteur, d’un même diamètre et d’un même poids peuvent-elles émettre chacune un son différent, cela demeure un mystère bien gardé.

Restait à visiter le temple d’Hanuman, juché au sommet de l’une des plus hautes collines surplombant la vallée. C’était hélas sans compter qu’il s’agissait d’une journée de festival. Le sentier escarpé transformé en une interminable procession humaine avançant moins qu’au pas sous un soleil de plomb, nous décidons de rebrousser chemin. Un mouvement stratégique qui nous permet également de nous épargner quelques milliers de selfies. On repart en sens inverse pour traverser une colline sauvage que se sont appropriée les grimpeurs, qui tous se baladent avec leur crash pad sur le dos pour profiter des magnifiques blocs de granite roses qu’offre la région. Puis on trouve une terrasse où s’abriter du soleil, devant un petit temple en activité. À peine sommes-nous assis qu’en ressort un religieux unijambiste heureux de partager avec nous sa bouillie sacrée, qu’il vient nous fourrer poliment dans la bouche de ses doigts gras. Impossible de refuser un geste aussi spontané, ne reste qu’à espérer que nos estomacs seront réceptifs aux rites hindouistes. Enfin, le soleil déclinant, nous traversons une dernière fois la rivière pour nous imprégner d’une ultime scène trempée de mythologie. On saute dans une petite embarcation parfaitement ronde en osier tressé, imperméabilisée à la poix ou au goudron, que l’on croirait droit sortie des temps primordiaux de Mésopotamie. La Tungabhadra transformée le temps de quelques minutes en Tigre et en Euphrate. Hampi est un lieu hors du temps, une parenthèse enchantée au milieu de ces 18 mois de voyage. L’on s’y balade comme dans un rêve éveillé et aujourd’hui encore un doute subsiste : tout cela était-il bien réel ?

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