
Hampi, Caput Mundis
Hampi, Caput Mundis Organic Café S’il fallait résumer l’Inde en deux sons, ce seraient 1) celui des klaxons de bus et de camions (tut –
Lâchés dans les rues de Mysore après une courte nuit de train, on tourne en rond à la recherche d’un hôtel Prakash dont il existe trois exemplaires sur le même pâté de maison. Sur les trottoirs se pavanent des vaches et des chiens au pelage bleu, orange ou violet. Comme souvent en Inde, il faut se pincer pour s’assurer que nous n’avons pas oublié de nous réveiller. Une véritable sieste plus tard nous rencontrons Samir sur un passage piéton, un grand indien quinquagénaire au charisme de sage soufi, rayonnant d’une douce assurance. Si le hasard s’est chargé de le mettre sur notre route, lui ne nous est certainement pas tombé dessus par hasard. Où allons-nous ? Au bazar ? Ça tombe bien, c’est sur le chemin du travail pour lui, il nous y conduira, c’est bon pour son karma. Il nous apprend chemin faisant qu’il est le propriétaire de l’une des plus fameuses et anciennes fabriques d’huiles essentielles de la ville, on se retrouve donc fatalement assis dans son salon bien avant d’avoir mis les pieds au bazar. À vrai dire, nous n’avions pas la moindre idée que la ville de Mysore bénéficiait d’une réputation mondiale en matière d’huiles essentielles. C’est que ces dernières sont très prisées dans la médecine ayurvédique ainsi que pour la confection de parfums et entrent dans la composition de nombreux produits de marque célèbres (Drakkar noir de Guy Laroche notamment). Nous voici donc tombé sur la bonne personne au bon moment.
Nous passons l’après-midi à nous initier à la confection de bâtonnets d’encens et à tester toute la panoplie d’huiles essentielles de la maison. Bois de santal (« the gold of Mysore »), nénuphar, néroli, jasmin, musque noir, blanc et rose, jacaranda, fleur de lotus (la drogue des maîtres yogi) notre organisme cumule bientôt toutes les vertus possibles et imaginables : protection contre les moustiques (et donc contre la dengue et la malaria), indigestions, anxiété, eczéma, insomnie, troubles de la libido, dépression, amaigrissement, relaxation, douleurs musculaires… Les prix offerts par Samir étant imbattables en comparaison avec les prix européens, nous en profitons pour assurer notre sommeil (néroli), nous protéger des moustiques (fleur de nénuphar) et soigner nos peaux sales et tannées de voyageurs (jacaranda). Pour ce qui est de l’encens, ce sont tous les temples d’Inde et du Népal que Mysore parfume de ses bâtonnets. La femme qui s’applique à apprendre à nos mains malhabiles le roulage de l’encens en produit 6000 à 7000 pièces par jour. La pâte composée de charbon de bois de santal, de miel, d’eau et d’huile d’amende est roulée sur une fine baguette de bambou. Le tout est mis à sécher trois jours, puis deux gouttes d’huile essentielle sont ajoutées à chaque bâtonnet avant une période de séchage définitive d’une durée de trois semaines, afin que l’odeur atteigne un maximum de subtilité et de puissance.
Plus qu’à ses huiles essentielles, c’est à ses palais que Mysore doit sa renommée (ils lui valent d’ailleurs le surnom de « cité des palais »). Des sept restants, le plus célèbre est celui d’Amba Vilas. Avec plus de six millions de visiteurs par an, ce serait le second site le plus visité de toute l’Inde après le Taj Mahal si l’on en croit les panneaux d’explication. Il fût construit entre 1897 et 1912 pour la dynastie Wadiyar, alors souveraine du royaume de Mysore, qui commissionna pour ce faire un architecte anglais, Sir Henry Irwin. De jour, l’immense file indienne se tenant à l’entrée du palais nous décide à nous limiter au jardin environnant, une manœuvre nous permettant une fois de plus d’esquiver quelques milliers de selfies. De nuit, le palais s’illumine tel un immense sapin de Noël. Combien de millions d’ampoules ont-elles été vissées pour nous offrir ce spectacle grandiose ? La moindre arrête, la moindre corniche scintille de mille feux. Casse-tête logistique : lorsqu’une ampoule cesse de fonctionner, comment faire pour la localiser précisément et aller la changer ? Nous reconduisant à l’hôtel, notre chauffeur de rickshaw fait étalage de ses étonnantes connaissances de la langue française : « à l’aise Blaise », « cool Raoul », « relax Max », « ça roule ma poule », à quoi ne nous vient qu’une réponse à lui apprendre « saperlipopette ».
La fondation du royaume de Mysore remonterait à l’année 1399, la ville éponyme devant rester sa capitale jusqu’en 1850. Une longévité spectaculaire à l’échelle de l’Inde où tout se fait et se défait à une allure folle. Durant toute sa phase tardive, Mysore était considérée comme la capitale culturelle du Karnataka, elle a donc en ce sens succédé à Hampi. Le royaume est particulièrement connu pour le fil à retordre qu’il a donné aux Anglais, à une période où le pouvoir est passé sous la coupe d’un sultanat (de 1760 à 1799). À sa tête, Tipû Sahib avait tenté de moderniser l’armée et s’était même rapproché de Napoléon pour fonder une alliance avec l’ennemi juré des Anglais. Il aura fallu pas moins de quatre guerres, deux cuisantes défaites puis deux victoires, avant que les Anglais ne parviennent à mettre hors-jeu le royaume de Mysore. Suite à ces épisodes connus sous le nom de « guerres de Mysore », la Compagnie britannique des Indes orientales annexe toute la région ainsi que le nord du Kerala, une mine d’épices qui vaut son pesant d’or. De toute l’Inde précoloniale le sultan Tipû aura peut-être été l’ennemi ayant opposé la plus farouche résistance aux Anglais, jusqu’à la révolte des cipayes du moins.
Débarrassés des palais et des fabriques d’huiles essentielles, nous voilà enfin libres de flâner dans le grand bazar de Mysore. Comme toujours, nous y sommes happés par un tourbillon de couleurs et de senteurs. Des dizaines de personnes s’affairent à la confection des guirlandes de fleurs pour les festivals : des tas de roses, de jasmin, d’hibiscus. Sur d’autres stands trônent de grands tas pointus de poudres colorées qu’il faut malgré leur allure alléchante s’abstenir de goûter : ce sont les peintures utilisées lors des festivals hindouistes, responsables des couleurs étranges que portent les chiens et les vaches. Et puis ici aussi les alchimistes tiennent boutique, les vendeurs d’huiles essentielles bien sûr, tous désireux de nous faire profiter des bienfaits de leurs précieux alambiques. Une grand-mère se transforme en sorcière lorsque Jean passe devant elle, elle le chasse en lui abattant un immense bâton de canne à sucre sur la tête. L’a-t-elle pris pour un Anglais ? On prend nos jambes à notre cou jusqu’à trouver refuge dans la crypte de la cathédrale Saint-Philomène. Sur les portes des caveaux nous découvrons un amusant syncrétisme anglo-portugais, qui en dit long sur l’histoire coloniale de la région : Gladys de Sousa, Merlyn Fernandez, Colin Duarte, John dos Santos… les amourettes lusito-britanniques ne se sont jamais limitées aux vacances en Algarve !
Si Bénarès est aux hindouistes ce que la Mecque est aux musulmans, Madurai leur est ce que Jérusalem est aux chrétiens. Capitale du Tamil Nadu, la ville aurait été entièrement bâtie autour de son temple de Meenakshi. Dans ses rues bordées d’excréments, presque tout le monde se balade à pieds nus. Beaucoup de pèlerins ne portent qu’un simple pagne, tenue la plus commode pour se rendre au temple. Nous admirons le coucher de soleil du toit de la boutique d’un vendeur de tapis cachemirien ; la lumière rasante bute sur de lourds nuages d’orage, les premiers pour nous depuis bien longtemps. Ce délicat jeu de contraste confère un relief surréaliste aux dizaines de milliers de statues humaines (au moins aussi nombreuses que les pèlerins journaliers) ou mythologiques ornant chaque étage des quatre tours du temple (celle du sud atteint une hauteur de 52 mètres !). L’une d’elles a brûlé quelques années auparavant, nous explique le jeune vendeur.
Quant à Meenakshi, la déesse à qui est dédié cet ensemble monumental, elle est une incarnation de Shakti, l’énergie cosmique primordiale considérée comme féminine. Elle représente l’une des forces qui mettent l’univers en mouvement. Sœur de Vishnu, elle aurait été offerte en mariage à Shiva dans la plus grande de toutes les cérémonies mythologiques de l’hindouisme. Les premières mentions du temple remontent au 6ème siècle ; les bases de sa forme actuelle dateraient du 12ème siècle. Il n’échappe pas aux ravages que subit le sud de l’Inde au début du 14ème siècle, ployant sous les assauts du sultanat de Dehli. Puis le Tamil Nadu est libéré de l’oppression islamique par le royaume de Vijayanagara, qui en profite pour restaurer le temple. Contre toute attente, celui-ci survivra de nombreux siècles à la fabuleuse capitale du royaume, Hampi. Durant les 10 journées de festivités qui y sont organisées chaque année entre avril et mai, ce sont plus d’un million de pèlerins qui se réunissent sur le site. Une chance qu’on ne soit pas arrivés à cette période.
Par une soirée chaude et humide, nous assistons dans l’enceinte sacrée à une scène que nous ne sommes pas prêt-e-s d’oublier. Dans une immense salle aux colonnes de pierres ornées de mille-et-unes créatures fantastiques, où se bouscule la foule pour éviter les flaques de vomi de bébé, roulent soudain des tambours dans la pénombre. Une procession surgit du néant, menée par une petite vache beige au garrot entouré de guirlandes de fleurs. Puis apparaît un immense éléphant à la peau noire, sur laquelle luisent de magnifiques mandalas colorées ; sur sa trompe, sur son front, ses oreilles. Viennent ensuite deux hommes portant haut et croisés des tridents enflammés de Shiva, lueurs vacillantes éclairant la pénombre ambiante et les musiciens qui les suivent: tambour et clarinette conspirant à générer une ambiance mystique, secrète, hermétique. Hermétique, l’ambiance l’est dans tous les sens du termes : smartphones et appareils photos sont ostracisés de l’enceinte du temple. Dans ces lieux se tapit l’Inde mystique et intemporelle. En ressortant du temple une question nous taraude: comment vit-il la scène, cet éléphant élevé au rang de divinité ?
Les Tamoules forment un peuple indigène du sud de l’Inde, un substrat de population prédatant l’arrivée des peuples de langue hindi. En quête de leur délicieuse nourriture traditionnelle, nous nous rendons bientôt compte que les cantines sont plus faciles à trouver que les restaurants, aussi nous retrouvons-nous donc pour chaque repas attablés avec des familles indiennes. Cela montre quelque part que Madurai est une capitale relativement hermétique au tourisme international, avant tout tournée vers la masse des pèlerins hindouistes. Les cuisiniers passent autant de temps à chasser les veaux sacrés qui se baladent librement entre les fourneaux et lèchent les fonds de casserole qu’à préparer la nourriture. Riz parfumés, sauces toutes plus colorées les unes que les autres, petites crêpes aux oignons nains, aux carottes ou aux noix de cajou, on ne sait plus où donner des papilles.
Pour faire face à une allergie carabinée aux pollens (serait-ce à cause de toutes ces couronnes de fleurs que portent les pèlerins ?), nous passons en pharmacie acheter des antihistaminiques. Le jeune vendeur, qui parle bien anglais et nous a parfaitement compris, nous prescrit avec le plus grand sérieux un comprimé de paracétamol et une gélule antibiotique dont nous découvrirons plus tard sur internet qu’il s’agit d’un remède contre les intoxications alimentaire. Voici peut-être pourquoi beaucoup préfèrent se tourner vers le temple que vers les pharmacies. Au hasard des rues nous tombons sur un immense palais, Thirumalai Nayakhar Mahal. Il fût construit sur ordre du roi du Tamil Nadu par un architecte italien en 1636, qui en fit un intéressant mélange italo-rajput. Une colonnade monumentale entoure une scène sur laquelle sont donnés chaque soir des spectacles, auxquels nous n’aurons malheureusement pas l’occasion d’assister. À l’origine quatre fois plus grand que la partie visitable, le palais était considéré comme l’une des merveilles du sud de l’Inde, l’un des plus beaux fleurons de la dynastie nayak qui régna sur le Tamil Nadu de 1545 à 1740.
Madurai représente un lieu d’une importance particulière dans l’histoire de Gandhi, puisque c’est ici-même qu’il a définitivement abandonné ses habits normaux pour ne porter plus que le pagne. Il avait également fait scandale en refusant de franchir les portes du temple de Meenakshi tant qu’elles ne seraient pas ouvertes aux harijans, les intouchables. Nos pas nous mènent donc naturellement au musée qui lui est dédié, afin d’y contempler quelques reliques comme ses lunettes, ses sandales de cuir qui abattirent des centaines de kilomètres lors de la fameuse marche du sel et ce même pagne taché de sang qu’il portait le jour de son assassinat, le 30 janvier 1948. La caissière s’égaye quand nous lui annonçant venir de Suisse : « oui, Gandhi, une conférence à Genève, je me souviens ». S’en suit une question touchante de naïveté : « Et vous, quand vous êtes-vous affranchis du joug des Anglais ? ».
L’exposition retrace l’histoire de la conquête anglaise puis le long chemin vers l’indépendance indienne au moyen de poussiéreux panneaux en bois peints en vert. Malgré son côté vieillot, l’exposition est captivante. Elle va droit au but, et si elle critique sans retenue les exactions commises par l’impérialisme anglais, à aucun moment ne se permet-elle de condamner le peuple anglais. Une exposition idéologiquement pacifiste, à l’instar de Gandhi. Tout commence lors de la bataille de Plassey en 1757 lorsque la compagnie britannique des Indes orientales se rend maître du Bengale, sur la rive opposée de celle occupée par les Néerlandais. En un siècle à peine, elle étend son hégémonie à l’entièreté du sous-continent. Lors de la révolte des cipayes, dernier soubresaut d’indépendance indienne survenu en 1857, l’Angleterre avait reconquit Dehli en cette date prophétique du 11 septembre (comme la prise de pouvoir du général Pinochet sur le gouvernement socialiste d’Allende au Chili, le World Trade Centre…), massacrant au passage près de 30’000 civils. En contrepoids à ces atrocités, plusieurs voix se sont élevées parmi les rangs britanniques. À l’instar de celle d’Allan Octavian Hume qui encouragea les Indiens à fonder le Congrès national, chose faite à Bombay en décembre 1855. Cet officier retraité au grand cœur en fût même le premier secrétaire. De sa position, il fit tout son possible pour intégrer les communautés indigènes aux prises de décisions politiques. Hélas, nombre d’officiers anglais tiendront leur position raciste jusqu’à l’extrême fin du Raj britannique, pendant la Seconde guerre mondiale. Churchill et le vice-roi des Indes n’y font guère exception : « Indians have no right to talk of self-determination ».
Côté musulman, Gandhi bénéficie jusqu’au bout du soutien indéfectible de Khan Abdul Gouffar Khan, grand défenseur de la non-violence farouchement opposé à la partition indienne et à la création du Pakistan. À la sortie du musée figurent sur un grand panneau les sept péchés sociaux selon Gandhi. Récitons-les haut et fort pour mieux nous en garder :
Une politique menée sans principe moral
La richesse obtenue sans labeur
Le plaisir sans conscience
La connaissance sans caractère
Un commerce sans éthique
Une science dépourvue d’humanisme
Une adoration dénuée de sens du sacrifice
Hampi, Caput Mundis Organic Café S’il fallait résumer l’Inde en deux sons, ce seraient 1) celui des klaxons de bus et de camions (tut –