
Bijapur, petite ville à la grande histoire
Bijapur, petite ville à la grande histoire Sur la voie 13.5 « Bija- what ? » nous répondent tous les Indiens à la gare de Pune, à qui
Badami est un charmant petit village de 30’000 habitant-e-s lové au creux des falaises rouges du plateau du Décan. Un labyrinthe de ruelles sinuant entre de petites maisons blanches au toit plat et aux portes colorées. Le vieux village se déploie à l’aval de l’antique lac d’Agastya, dans l’eau duquel une ribambelle de femmes fait la lessive à toute heure du jour. C’est également une étrange ménagerie dans laquelle les singes dévalisent les bus et les cochons sauvages font trempette dans les égouts. À croire que c’est Hanuman le dieu-singe qui est en charge du service public. À Badami il faut se balader armé d’un bâton de kung-fu pour avoir la paix car les singes sont partout. Des macaques rhesus à l’allure pitoyable, rongés par la vermine, toujours à l’affût de nouveaux touristes à qui extorquer de la nourriture, sautant sur les sacs à dos et volant les sacs à main (Aurélia n’aura pas fait exception à la règle).
Les singes se chamaillent sans arrêt, les plus téméraires d’entre eux arborant des plaies béantes. Ces sbires du chaos prélèvent leur taxe à la tire sur le marché, chipant d’un bond agile bananes, biscuits, goyaves et tomates. On comprend pourquoi la moindre petite échoppe est munie d’un grillage. Gare à qui oublie de fermer ses fenêtres : ces cousins éloignés auront vite fait de mettre à sac votre garde-manger. On les voit même de temps à autre qui grimpent devant la fenêtre de notre chambre d’hôtel, au troisième étage. Nul lieu n’est trop difficile d’accès pour eux. Si les intouchables meurent de faim, c’est parce qu’on ne peut pas coller de procès aux macaques. Ceux-ci sont tellement gloutons que la mythologie hindouiste raconte une drôle de légende à leur sujet : le dieu Hanuman a la mâchoire déformée parce qu’il aurait essayé de manger le soleil qu’il aurait pris pour un fruit bien mûr. Le dieu Indra préconise de vivre en paix avec eux, peut-être est-ce d’ailleurs le seul garde-fou à une guerre sans merci entre les habitant-e-s du village et cette armée primitive.
Nous partons un soir en quête d’un endroit discret au bord du lac pour s’ouvrir une bière et profiter du coucher du soleil. Discret, car il est interdit de boire de l’alcool sur l’espace public en Inde et les autorités ne prennent pas l’affaire à la légère. Il s’agit sans doute plus d’une conséquence du puritanisme anglais ou de la sobriété gandhienne que de l’hégémonie musulmane, les empereurs moghols étant connus pour leur amour du vin et de la poésie. Bref, à peine avons-nous décapsulé qu’un policier faisant sa ronde sur la rive opposée du lac commence à venir dans notre direction. Nous recapsulons les bouteilles avant de les glisser dans le sac à dos, ni vu ni connu. Le policier arrive à notre hauteur, plus de doute possible nous étions bien sa cible. Il nous signale qu’il est 18h00 et que nous devons quitter le lieu… mais avant cela… euh, « selfie please ? ».
La véritable raison de notre venue à Badami, autrefois nommé Vatapi, est que ce dernier constitue le berceau du premier grand royaume hindouiste unifié du centre-sud de l’Inde, le royaume de Chalukya. Celui-ci domina la région du Karnataka entre 540 et 757 de notre ère. Ses rois furent de grands mécènes des arts et de l’architecture religieuse, dont ils posèrent les canons stylistiques qui réapparaîtront à travers l’Inde entière. Les temples se dressent autour d’un grand réservoir d’eau construit à la même époque, ainsi que sur les deux massifs tabulaires dominant le village. Quelques outils et des inscriptions découverts dans une carrière non loin de là offrent un éclairage sur le fonctionnement des chantiers, des architectes et des équipes de travail. L’écriture utilisée à cette époque est un script nommé « telagu-kannada », deux langues d’une origine totalement différente de l’hindi (non indo-européennes) et aujourd’hui encore couramment parlées dans la région du Karnataka.
Nous parcourons d’abord une série de grottes sculptées de style et de chronologie comparables aux grottes hindouistes d’Ellôra, construites au 6ème siècle. La première est dédiée à Shiva, les deux suivantes à Vishnu et la dernière à la religion jaïniste. Puis la citadelle au coucher de soleil, avec ses tours de garde, ses escaliers monumentaux en enfilade entre d’étroites et hautes falaises ocre, ses temples majestueux au sommet, la vue imprenable sur la campagne environnante et le village. Et enfin le temple de Butanatha au bord du lac, tout en horizontalité au milieu des herbes aquatiques, un lieu d’une beauté intemporelle.
À une trentaine de kilomètres au nord de Badami, au milieu des cultures et des palmiers, se dresse un ensemble de temples monumentaux unique en son genre, Pattadakal. Ils furent construits aux 7-8èmes siècles de notre ère pour les cérémonies de couronnement des rois et reines de la dynastie Chalukya de Badami. Le développement, le degré de raffinement de cette architecture religieuse, c’est en quelques sortes la répétition générale quelques siècles avant l’essor d’Hämpi. C’est ici que sont mis en place les canons architecturaux unissant des traditions du sud de l’Inde (dravidiennes) et du nord (nagaras). Les temples sont entourés d’un grand jardin très propre et carré, à la française, qui contraste de sobriété avec le baroque architectural : la moindre surface de pierre est mise à profit par les artistes. Ces temples sont à la fois des monuments historiques et des lieux sacrés en activité. Au fond de chaque temple apparaît derrière un voile de fumée d’encens une pierre noire cylindrique et polie, symbole phallique, ou une vache finement ouvragée portant des couronnes de fleurs. La rivière, les palmiers, les temples construits avec de grands blocs de roche rose, il y a un je-ne-sais-quoi à Pattadakal qui évoque la vallée du Nil. Des jeunes hommes du village voisin traversent le site dans de grands éclats de rire en tirant leurs vaches sacrées par le licou, de magnifiques vaches à la robe blanche et aux longues cornes enrubannées. Ils prennent fièrement la pose devant notre objectif avant de sauter dans la rivière pour se rafraîchir. Une de ces scènes dont l’Inde est prodigue et qui contribuent à maintenir toute sa magie intacte.
Ce dernier ensemble de temples que nous visitons dans la région de Badami (s’il-vous-plaît ne nous demandez pas d’en répéter le nom) est un lieu de culte bien connu du district de Bagalkot et dédié au dieu Shiva, lui aussi érigé par la dynastie Chalukya aux 6-7èmes siècles. Nous touchons ici au cœur de la vie locale : le site s’étend à l’ombre de banyans centenaires autour d’un grand bassin rituel dans lequel barbote joyeusement toute une bande de pèlerins. Quelques personnes s’affairent à faire leur lessive dans les petits canaux s’écoulant du bassin. Alors que nous réfléchissons à un moyen de prendre quelques images discrètes de cette singulière piscine hindouiste, la solution nous est offerte sur un plateau doré : « sire, sire, please take a picture please !! » nous harangue la foule qui ne s’attendait visiblement pas à voir débouler deux blanc-becs. Pas timides pour un sou nos adeptes de shivaïsme. Et dire qu’on pensait être arrivé incognito. On a droit à une véritable ovation lorsque nous levons les bras, tous pouces dehors pour les remercier. C’est donc ça que ça fait, être célèbre.
Bijapur, petite ville à la grande histoire Sur la voie 13.5 « Bija- what ? » nous répondent tous les Indiens à la gare de Pune, à qui