Bijapur, petite ville à la grande histoire
Sur la voie 13.5

« Bija- what ? » nous répondent tous les Indiens à la gare de Pune, à qui nous demandons si nous nous trouvons bien sur le bon quai pour prendre notre train vers notre prochaine destination : Bijapur. Tiens, il se pourrait que cette ville ne soit pas aussi célèbre que nous ne l’avions pensé, malgré ses trésors d’architecture islamique et ses 326’000 habitant-e-s. On essaie la version hindi : « Vijayapura, someone knows this city ? ». Non, aussi étonnant que cela puisse paraître, personne ne semble être en mesure de pouvoir nous aider. Trop de villes, trop de monde, trop d’univers parallèles, c’est l’Inde. On se contentera de se fier aux maigres indications figurant sur notre ticket pour se rendre sur le quai 13.5 (on aurait cherché le Poudlard Express qu’on n’aurait pas été beaucoup plus avancé), où on prend quelques selfies pour passer le temps avec une équipe de volleyball originaire du Rajasthan, toute aussi perdue que nous dans cette immense gare de ville de campagne.

Pune fût jadis la capitale de l’Empire marathe, de 1750 à 1819 et comme à Aurangabad, il ne reste pas grand-chose de ses vestiges historiques à se mettre sous la dent. Nous montons dans le train et arrivons à destination au milieu de la nuit avec 40 minutes d’avance, une prouesse ferroviaire que nous tenions à signaler et qui nous a fait douter jusqu’au dernier moment du fait d’être véritablement arrivé à bon port. Jusque-là, toujours pas de problème avec les trains indiens. Nous sautons dans un rickshaw, direction le premier hôtel où nous parviendrons à tirer un gardien de son sommeil pour enfin sombrer dans le nôtre.

De la Turquie au Tamil Nadu, le sultanat de Bijapur

Si de ces si nombreuses villes indiennes Bijapur nous attire, c’est qu’elle fût jadis la capitale de l’un des plus puissants sultanats du sud de l’Inde. Une légende rattache sa fondation aux intrigues ottomanes, à des milliers de kilomètres de là. Chez ces derniers, lorsque l’héritier du sultan arrivait en âge de gouverner, sa fratrie entière était exterminée afin d’éviter tout problème de succession, de prétention au titre et de jalousies. Une solution simple et rationnelle comme les peuples des steppes en ont le secret. Il se trouve que la femme du sultan Mourad II s’était laissée prendre d’une grande affection pour le cadet de ses fils, Yusuf Âdil Shâh. Quand son frère aîné Mehmed II accéda au pouvoir en 1451 (deux ans avant la prise de Byzance !) et vint le temps d’exécuter Yusuf et ses autres frères, sa mère trouva un moyen de le laisser s’évader en lui substituant un esclave. Il aurait vécu un temps en Perse, avant d’arriver à la cour du sultan de Bahmani à Bijapur.

Quelle que soit sa véritable origine et la réalité derrière cette histoire, c’est bien Yusuf Âdil Shah qui fonde la dynastie qui régnera sur le sultanat de Bijapur depuis 1489 jusqu’à son annexion par l’Empire moghol en 1686. À son apogée, le sultanat englobe Bombay, Mysore et jusqu’au Tamil Nadu tout au sud de l’Inde. Bijapur constitue alors la seconde capitale de l’Inde musulmane après Dehli. Elle connaît un déclin rapide une fois le sultanat absorbé par l’Empire moghol. Toujours est-il que cela explique pourquoi cette ville recèle autant de merveilles de l’architecture islamique

Dans l’ombre du Taj Mahal : Gol Gumbaz et Ibrahim Rauza Gumbaz

Notre premier constat en arrivant à Bijapur est que cette ville est vraiment sous-cotée. Si peu de monde en connaît le nom, elle abrite pourtant l’un des monuments les plus imposants de toute l’architecture islamique : Gol Gumbaz. Un immense mausolée construit pour le sultan Mohammad Adil Shah au milieu du 17ème siècle, grand allié de l’empereur moghol Shah Jahan qui fit construire le Taj Mahal. Gol Gumbaz a beau ne pas être aussi connu que le Taj Mahal, c’en est pas moins l’un des monuments les plus ambitieux de toute l’Inde musulmane !

Son dôme d’un diamètre de 44 mètres, construit selon un plan unique dans le monde islamique, est l’un des trois plus grands au monde, partageant le podium avec ses cousins italiens. Sous le dôme, la « galerie des murmures » est connue pour sa parfaite acoustique, qui permettrait dans des conditions optimales d’entendre le moindre chuchotement se répéter onze fois. On y accède par les escaliers situés dans les quatre flèches du monument, où nous faisons la file avec des classes locales, des centaines de jeunes en course d’école qui nous dévisagent avec de grands sourires.

Au sommet la galerie des murmures se transforme en galerie de l’horreur avec les hurlements des élèves qui s’en donnent à cœur joie pour repousser les limites de l’acoustique. Leurs voix s’unissent pour ne former plus qu’une joyeuse cacophonie résonnant à l’infini. S’il était possible de réveiller les morts, il y aurait longtemps que le défunt sultan aurait pris ses jambes à son cou.

Un second ensemble architectural éblouissant de Bijapur est le mausolée du sultan Ibrahim Rauza Adil Shah II (5ème de la dynastie, qui régna de 1580 à 1627), lui aussi influencé par le Taj Mahal. Nous slalomons à nouveau entre les classes qui défilent dans le somptueux jardin du mausolée. Motifs floraux, coupoles et façades plâtrées, l’architecture est élaborée mais l’enveloppe reste sobre. La grande différence entre les gumbaz (mausolées de l’Inde islamique) et leurs cousins ouzbeks ou iraniens, c’est la couleur : les premiers sont sobrement plâtrés alors que les seconds sont couverts de la plus fine faïence.

Bijapur, des ruines vivantes

Nos pas nous mènent au hasard des ruelles, mélange de vieux et de neuf à la logique insaisissable. Une mer de petites maisons dont dépassent tels des flotteurs solitaires quelques dômes de mausolées. Si les vaches se baladant librement dans la ville nous signalent la présence des hindouistes, l’essentiel de la population semble ici musulmane. On collectionne les sourires, les poignées de main et les selfies : on ne peut pas dire que les touristes abondent. L’environnement a beau être sale, bruyant et chaotique, la magie indienne s’instille peu à peu. C’est qu’il y a 1001 raisons de s’émerveiller : un vendeur de jus de canne à sucre avec sa charrette dont la broyeuse mécanique émet un « tac tac tac » régulier, les génisses sacrées aux cornes interminables, les montagnes de bananes, les murailles de coco que les vendeurs ouvrent en deux gestes adroits de leur serpette pour offrir un rafraîchissement aux baladins, et les ruines apparaissant dans chaque recoin.

Un palais dominant un petit lac de ses arches immenses (Gagan Mahal, la salle d’audience construite en 1561 pour le sultan Adil Shah Ier), des dizaines de mausolées de mystiques soufis aux noms barbares (Jod Gumba, Hashim Pir, Hazrat Abdul Razak Qadri Derjah), la mosquée du vendredi, un grand mausolée inachevé où nous faisons la sieste à l’ombre d’une des nombreuses arches de pierre*. La légende dit de ce dernier (réservé au huitième et dernier sultan de la dynastie) que s’il n’a jamais été complété, c’était pour ne pas faire d’ombre au mausolée du père, le Gol Gumbaz. Quelle ambition ! Sur le site, nous entamons la discussion avec une jeune étudiante : elle mène l’enquête, décidée à percer le secret de la véritable histoire du monument. Dans un parc jouxtant un autre ensemble de mausolées, une famille musulmane nous invite à nous joindre à elle pour le festin qu’elle prépare. Une chèvre vient d’être abattue et un délicieux fumet s’élève déjà du chaudron dans lequel est préparé le byriani. Un des cousins présents travaille à Hyderabad pour UBS, on lève nos tchaïs à une longue amitié indo-helvétique. Puis on se régale assi-e-s sur un podium ombragé entre de vieux sarcophages de pierre, les morts et les vivants tous ensembles. 

*La plupart des grands monuments de la ville construits aux 16ème – 17ème siècles n’ont jamais été complétés, c’est le cas de la mosquée du vendredi, de Gol Gumbaz et du mausolée du dernier sultan de Bijapur. Tous ont pu voir le jour grâce au butin de guerre rassemblé lors du sac de la capitale de l’empire hindouiste de Vijayanagara, Hämpi (qui fera l’objet d’un prochain article), contre qui les sultanats du sud s’étaient alliés et avaient remporté une écrasante victoire à la bataille de Talikota, le 23 janvier 1565.

Islam et hindouisme, réflexions sur un "Indian tonic"

À Aurangabad comme à Bijapur, l’Islam est partout, des vêtements à l’appel à la prière. Dans ces villes comme dans beaucoup d’autres en Inde, l’Islam demeure presque aussi important que l’hindouisme. Force est d’avouer que ce fût pour nous une surprise, en quittant l’Ouzbékistan nous ne nous attendions pas à réentendre le chant du muezzin de sitôt. Contre toute attente, la séparation de l’Inde, du Pakistan et du Bangladesh n’a pas suffi à dépeupler l’Inde de sa composante musulmane, qui représente encore 14% de la population du pays. Cela peut paraître peu, elle ne reste certes qu’une minorité, mais rappelez-vous : l’Inde vient de surpasser la Chine en termes de démographie, devenant ainsi le pays le plus peuplé du monde. Avec plus de 178 millions de musulman-e-s, l’Inde abrite donc la seconde population musulmane au monde après l’Indonésie et juste devant le Pakistan (!).

Entre musulmans et hindouistes, la colère gronde. Une situation qui ne va guère en s’améliorant avec le parti hindouiste extrémiste au pouvoir (Bharatiya Janata), connu pour sa tendance nationaliste et ses dérives paramilitaires et à la tête duquel œuvre le premier ministre indien Narendra Modi. Des pogroms antimusulmans avaient déjà suivi l’accession de ce dernier à la tête de la province du Gujarat en 2002, faisant plus de 2000 morts. Il est élu premier ministre en 2014 et depuis lors sa politique de propagande et ses campagnes de désinformation alimentent la haine de l’Islam sur un plan national. Entre différents événements, une violente émeute éclate en février 2020 à New Dehli entre musulmans et hindouistes, causant la mort d’une cinquantaine de personnes et en blessant des centaines de plus. Cette ghettoïsation de la population musulmane et la limitation progressive de ses droits engendre elle aussi la violence. Souvenez-vous des attentats de Bombay en 2012. On en parle peut-être bien peu dans les médias occidentaux, mais l’Inde est une véritable poudrière et Narendra Modi tient la mèche bien près des bâtons d’encens qui lui assurent son odeur de sainteté. Elle semble déjà loin derrière, la démocratie indienne dont Gandhi et Neru se faisaient apôtres.

L’animosité ne date pas d’hier, mais il faut reconnaître que l’Empire moghol a longtemps réussi à maintenir une forme de statu quo. Ses derniers empereurs (entre la fin du 18ème et le début du 19ème siècle), qui étaient de fervents soufis, prônaient la tolérance et l’ouverture d’esprit. Chaque religion était respectée et valorisée et toutes musulmane que la cour moghole aie été, elle participait régulièrement et activement aux festivals organisés par les hindouistes. Les empereurs considéraient notamment Bénarès, capitale spirituelle de l’hindouisme, comme un des lieux les plus sacrés de toute l’Inde. Cette situation a volé en éclats avec l’arrivée des Anglais, qui n’eurent dès lors de cesse que de miner l’autorité du Grand Moghol. Pour prendre l’ascendant sur la politique indienne leur stratégie était simple : diviser pour mieux régner. La fin de l’Empire moghol fût précipitée par la révolte des cipayes en 1857. Ce dernier épisode fût le fruit de la révolte des soldats bengalis au service de la Compagnie anglaise des Indes orientales contre leurs propres supérieurs (tout serait parti du fait que par provocation, les officiers anglais avaient obligés les soldats hindouistes à huiler leurs armes avec de la graisse de vache et les soldats musulmans avec de la graisse de porc, ce qui était considéré comme un pur blasphème aussi bien par les premiers que par les seconds). Les cipayes arrivèrent à Dehli où ils massacrèrent la totalité de la population anglaise, venant prêter allégeance à un empereur qui n’avait rien demandé et le sommer de déclarer la guerre à l’Angleterre. Cet épisode demeure l’une des trois plus grandes raclées infligées à l’empire britannique au 19ème siècle, avec le massacre de la passe de Khyber en Afghanistan en 1841 et le siège de Khartoum par l’armée madhiste en 1884-1885. Mais les dissensions survenues à l’intérieur de Dehli entre soldats musulmans et hindouistes, qui pillaient toutes les ressources de la ville contre la volonté de l’empereur et de sa population, permit à l’armée anglaise de reprendre le dessus et de se livrer au terme d’un long siège à l’un des pires massacres de son histoire coloniale. La ville est presque entièrement rasée, des dizaines de milliers de civils innocents passés au fil de l’épée. Le dernier empereur moghol Bahadur Shah II, alors âgé de 82 ans, est exilé à Rangoon en Birmanie où il s’éteint peu de temps après dans l’anonymat et les vapeurs d’opium.

Peinture autour de 1854 (source) et photographie de l’empereur avec sa pipe à opium à la fin de sa vie en 1862  (source)

En supprimant la dynastie moghole, l’Angleterre a fait sauter la digue qui protégeait l’Islam de sa radicalisation. Les empereurs moghols avaient mis leur veto des décennies durant à l’essor d’écoles coraniques extrémistes. Les Anglais se sont empressé de les laisser proliférer car plus elles déstabilisaient l’Inde, plus la présence militaire britannique se justifiait. C’est dans ces mêmes écoles du Pendjab dans l’actuel Pakistan, interdites par les moghols puis libérées par les Anglais, que naquit près d’un siècle plus tard… Al-Qaida*. La boucle est bouclée.

*Source pour ces dernières informations : The Last Mughal : The Fall of a Dynasty. Dehli, 1857. William Dalrymple, Blommsbury, 2006. N’ayant plus l’ouvrage sous la main au moment de la rédaction du présent article, nous nous référons en particulier à son dernier chapitre où les curieux pourront trouver de plus amples informations et notamment le nom exact desdites écoles coraniques.

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