Bishkek, du nomadisme au cubisme

Un air de soviétisme

La première impression laissée par Bishkek est que rien ne prédestinait cette ville à exister, si tant est qu’une ville puisse être prédestinée à exister en terre nomade. Elle semble avoir surgi ex nihilo, au milieu de la steppe, pour les besoins d’un monde moderne et sédentaire. C’est à peine si les artères principales, encombrées de milliers de vieilles voitures soviétiques, sont bétonnées. L’architecture offre un curieux mélange minimaliste, tout y est construit avec les moyens du bord et sans grand souci de finition. Seul le centre-ville fait office d’exception, avec ses bâtiments cubiques parfaitement sobres et alignés, sans l’ombre d’une décoration : le parlement, l’opéra, le théâtre ou encore le musée national d’histoire et de culture, chefs d’œuvre du rationalisme soviétique. Cet urbanisme est aéré d’immenses parcs boisés, ce qui rend la balade plutôt agréable à travers la capitale. Probablement ceux-ci résultent-ils d’un besoin de conserver un peu de cette nature omniprésente dans la vie nomade à proximité dans la vie sédentaire.

Dans le bazar, tout est plastique. Tout est couleur aussi, avec ses milliers de parasols, ses épices et ses vêtements traditionnels. De la clameur ambiante s’élèvent des voix de haut-parleurs, dont sortent en boucle des publicités et des informations pratiques en russe et en kirghize, ce qui ne touche surnaturelle à l’ensemble. En toile de fond se dressent les hauts sommets des Ala Archa, contreforts des Tian Shan au cimes enneigées et encombrées de nuages d’orage à longueur de journée. Chaque soir, les orages gagnent la ville et projettent sur les milliers de vitres des bâtiments soviétiques leurs lueurs apocalyptiques et leurs éclairs. Les gens accourent à Bishkek de tout le pays et du Kazakhstan voisin, pour faire des études ou pour se lancer dans le business. Ce qui n’empêche pas la plupart d’entre eux d’avoir un camp de yourtes quelque part dans la vaste steppe où se rendre durant les mois d’été.

Un musée pour enfermer l’esprit nomade

L’un des bâtiments les plus marquants à Bishkek est sans conteste le musée national d’histoire et de culture. C’est un symbole de l’impermanence devenue permanence. Les racines de l’esprit nomade autrefois ancrées dans le vaste ciel, le tängri, ont été plongées par la force dans la terre au moyen du soviétisme, toujours désireux de faire bénéficier les peuples voisins de ses bienfaits. Même les derniers soubresauts pan-turquistes, guidés par ces idéaux très occidentaux de nationalisme dont les conséquences délétères ne nous sont que trop familières, n’ont su redonner d’ailes à ces fiers cavaliers, autrefois maîtres de l’Eurasie. Le musée fige par son architecture massive l’esprit nomade inhérent à l’histoire kirghize. Si le bâtiment a été construit entre 1925 et 1927 (c’était alors la première institution scientifique du Kirghizistan), sa muséographie est sobre et moderne. Elle raconte l’histoire de ces peuples qui ont vécu du pastoralisme pratiquement de l’âge du Bronze, il y a plus de 4000 ans, à l’ère soviétique.

Le Musée national d'histoire et de culture, gardé par une statue de Manas, héros national légendaire
Statue de guerrier turcique au Musée national de Bishkek
Les tribus Saka

À l’âge du Fer, ce sont les tribus Saka qui règnent sur le Kirghizistan, un peuple de langue iranienne proche des Scythes et réputé pour son art militaire. Les Saka font leur entrée dans l’histoire par le biais des Perses : ils sont mentionnés dans la célèbre inscription de Behistun en Iran (province de Kermanshah), gravée vers 515 avant notre ère*, parmi les nombreux peuples soumis par le roi Darius. Ils apparaissent également à Persépolis sur le bas-relief représentant les peuples soumis, dont nous avons déjà parlé dans notre article « la Fabuleuse histoire de Nubie ». Ils y figurent avec des accoutrements et des bijoux dont beaucoup ont été découverts lors de fouilles archéologiques menées au Kirghizistan. Nous avons pu contempler un bel échantillon de leur art animalier dans un immense musée à ciel ouvert à Cholpon Ata, sur la rive nord du lac Iessik Kul. De telles gravures se retrouvent à travers toute l’Asie centrale, et des milliers d’entre elles sont connues dans la seule région du Iessik Kul.

*Il s’agit d’une inscription monumentale rédigée en trois langues: le vieux persan, l’élamite  et l’akkadien. Celle-ci a joué un rôle crucial dans le déchiffrement de l’écriture cunéiforme, de la même manière que la pierre de rosette, autre inscription célèbre rédigée en trois langues, a permis le déchiffrement des hiéroglyphes égyptiens. D’une dimension de 15×20 mètres et gravée sous le symbole zoroastrien d’Ahura-Mazda, l’inscription de Behistun dominait d’une centaine de mètres la route reliant les antiques cités de Babylone et d’Ecbatane.

Représentation des Sakas parmi les peuples conquis à Persépolis, en Iran. Crédits : Oriental Institut of the University of Chicago
L'inscription de Behistun en Iran. Crédits : PersianDutchNetwork
Gravure Saka relatant une scène de chasse au début du premier millénaire avant notre ère
Premiers royaumes turciques

Un changement définitif de population s’opère au Kirghizistan durant les premiers siècles de notre ère. Les peuples turciques font leur entrée et fondent de premiers royaumes durables au VIIème siècle, notamment les « khaganates » de Turgesh et de Karluk. Les possessions des tribus kirghizes s’étendaient alors de l’actuelle Kirghizie jusqu’au fleuve Ienisseï en Sibérie. Il faut retenir l’existence de Barsbek, premier roi célèbre de ces peuples, dont des inscriptions commémoratives se retrouvent jusque dans le bassin de l’Orkhon en Mongolie. Ce même lieu des entrailles duquel est sorti Gengis Khan en personne plus d’un demi-millénaire après, folle convergence de l’histoire. En 709, Barsbek avait créé une coalition avec l’empire Tang de Chine pour mettre un terme à la puissance du khaganate turcique oriental, ce voisin trop turbulent contre qui il meurt au combat en 711 lors de la bataille de la rivière Sunga.

Carte maison avec quelques repères
Des runes en Mongolie

Mais revenons sur ces fameuses inscriptions du bassin de l’Orkhon, qui constituent peut-être l’élément le plus intéressant de cette dernière histoire. Car le script utilisé pour graver ces inscriptions en langue turcique entre le 8ème et le 10ème siècle, aussi appelé Göktürk script,  est communément qualifié de runique. Et ces runes ressemblent à s’y méprendre à des runes viking ! Comment expliquer cette troublante similitude ? Si la vieille hypothèse d’une appropriation de caractères chinois est aujourd’hui largement rejetée, c’est du côté de l’alphabet sogdien que se trouvent les meilleurs parallèles, un ancien royaume basé autour de Samarcande en Ouzbékistan. L’alphabet sogdien est un dérivé de l’alphabet syriaque, qui lui-même dérive de l’alphabet araméen. En utilisant un grossier raccourci, il descend aussi bien du phénicien que les alphabets latin, grec ou étrusque. L’évolution du phénicien du Proche-Orient aux runes turciques des steppes mongoles est donc aussi bien comparable géographiquement (vers la périphérie du monde connu) que temporellement à celle du phénicien transitant par l’étrusque vers les runes vikings en Scandinavie. De plus, le support et l’usage qui en est fait sont les mêmes, puisqu’il s’agit essentiellement de stèles à caractère votif ou commémoratif.

Inscription en runes turciques
The era of the Kyrgyz Great Power

La bataille de Talas en 751, a joué un rôle décisif dans l’histoire locale. Elle opposait les armées arabes et chinoises, alors au sommet de leurs campagnes militaires respectives (les Arabes avaient essuyé un premier revers face à l’armée chinoise quelques années plus tôt dans le Turkestan chinois). La bataille s’est déroulée dans cette plaine du sud du Kazakhstan, non loin de l’actuelle capitale kirghize. Plusieurs tribus locales ont mis leur cavalerie au service de l’armée arabe, et notamment les Karluks, afin d’éliminer la menace représentée par cette armée chinoise de 100’000 soldats. Leur participation fût décisive dans la victoire remportée par les forces arabes, et a conduit à une première diffusion de la religion musulmane en Asie centrale. Au fond, l’histoire n’a fait que se répéter plus de 1000 ans plus tard quand, au milieu du 19ème siècle, les tribus kirghizes ont prêté allégeance au Tsar de Russie Alexandre II pour se protéger des visions expansionnistes de l’empire chinois des Qing. La bataille de Talas est également à l’origine d’un événement singulier touchant à l’histoire globale de l’occident : l’ouverture de la toute première fabrique de papier à l’extérieur de la Chine, à Samarcande, grâce à aux connaissances extorquées à des spécialistes qui se trouvaient parmi les milliers de captifs Chinois. Mais nous aurons l’occasion de nous repencher sur cet épisode dans un prochain article consacré à l’Ouzbékistan.

En 758, le khaganate ouïghour qui monte en puissance conquiert les possessions kirghizes sur le fleuve Ienisseï, en Sibérie. S’en suivent une série de tentatives de reconquête qui mena les troupes kirghizes jusqu’en Mongolie et en Transbaïkalie. La riposte est si forte que certains historiens n’hésitent pas à qualifier la période comprise entre 840 et 925 d’ « ère de la grande puissance kirghize ».

Le musée à ciel ouvert des Pétroglyphes de Cholpon Ata
Statue d'un guerrier Qarakhanide à Cholpon Ata

Cette période correspond aux débuts du règne de la dynastie des Qarakhanides, d’origine Karluk, qui restera le plus grand état d’Asie centrale jusqu’au 12ème siècle, englobant la majeure partie des pays en -stan jusqu’au fleuve l’Amou-Darya au sud, ainsi qu’une partie de la Mongolie, de la Sibérie et de l’est de la Chine. Ce royaume fondé par des descendants des Karluks a vu fleurir des dizaines de villes sur le territoire kirghize, permettant le développement de nombreuses institutions et la publication de premiers textes en langue turcique de la part des grands penseurs qui ont marqué cette période.

Les routes de la soie en Kirghizistan​

En parallèle à tous ces événements se sont progressivement mises en place les routes de la soie. Au pluriel, il faut insister, car ce n’est pas une mais bien des dizaines de pistes qui traversaient l’Eurasie pour convoyer des biens précieux. Plus que des biens précieux, ces routes ont fait circuler des idées, ont permis à des religions aussi variées que l’hindouisme, le bouddhisme, le christianisme (et notamment le mouvement nestorien), le zoroastrisme et l’Islam de se rencontrer et d’exercer des influences mutuelles. Le « mythe » de la route de la soie a été rendu célèbre en Europe par le marchand vénitien Marco Polo, qui en a parcouru plusieurs itinéraires à la fin du 13ème siècle et est resté servir près d’un quart de siècle à la cour de Kubilaï Khan, petit-fils de Gengis Khan. Plusieurs de ces itinéraires transitent par le Kirghizistan pour rejoindre les oasis du désert de Taklamakan (Kashgar, Yarkand, Khotan), dans le Turkestan chinois. 

Quelques itinéraires de la Route de la Soie. Crédits : https://fr.unesco.org/

Une branche en particulier reliait la Chine à la Sibérie en traversant les Monts-Célestes au Kirghizistan, dont témoigne le caravansérail de Tash Rabat près de l’actuelle frontière chinoise, où nous nous sommes rendus fin août 2022. En termes d’échange, le Kirghizistan restait célèbre pour son armement, comme à l’âge du Fer déjà quand il était peuplé de tribus Sakas. Un autre lieu du Kirghizistan a depuis des millénaires joué le rôle de plaque tournante pour les itinéraires de la route de la soie : la ville d’Och dans la vallée du Fergana. Nous y reviendrons, dans un article consacré à notre périple dans le sud du pays.

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