Iessik Kul, sur les traces d’Ella Maillart

3 août 2022

Nous quittons la capitale en marshrutka, principal moyen de locomotion entre les différentes villes du pays. Ce sont des taxis collectifs opérés par de petits bus poussiéreux et défoncés, qui ne connaissent généralement pas d’horaire fixe : ils ne partent qu’une fois que le bus est plein, archiplein, et arrivent encore à entasser quelques personnes supplémentaires au fil de la route, entre deux melons, trois pastèques et quatre gamins à la tête rasée comme de petits bonzes. Nous traversons d’abord la fertile vallée de Chüy au milieu de laquelle se trouve Bishkek, puis longeons la frontière kazakhe qui la borde au nord. Enfin apparaissent les premiers contreforts des Tian Shan, les Monts Célestes, que nous n’allons plus quitter pour les semaines à venir. Nous prenons rapidement de la hauteur dans un paysage minéral très coloré pour déboucher soudain sur la plaine du lac Iessik Kul, immense étendue d’eau coiffée à l’horizon par les sommets enneigés de la branche sud des Tian Shan. Difficile de s’imaginer que de l’autre côté de ces lointains glaciers se trouvent les dunes du Taklamakan, l’un des déserts les plus arides au monde.

Iessik Kul

À défaut d’avoir pu contempler le Baïkal, nous aurons vu l’Iessik Kul, l’un des plus grands lacs d’Asie centrale. « Iessik Kul » signifie « lac chaud » en langues turciques. Comme son nom l’indique, il a la propriété d’offrir une eau chaude (disons tiède) aux baigneurs, malgré le fait qu’il se trouve à une altitude de 1600 mètres et qu’il soit alimenté par des torrents sortant tout droit des glaciers qui l’entourent. Il est bordé au nord comme au sud par les Tian Shan, les Monts Célestes, une immense chaîne de montagnes rendue célèbre à la francophonie par l’aventurière Ella Maillart.

Coucher de soleil sur l'Iessik Kul et les Monts Célestes

Son plus haut sommet, le Jengish Chokusu (la « montagne de la Victoire ») culmine à 7439 mètres d’altitude ! Mais sa montagne la plus emblématique, son Cervin, c’est le Khan Tängri : le « Maître des Cieux ». Avec sa silhouette élancée, il domine les glaciers environnants de ses 7010 mètres d’altitude. Toute cette toponymie poétique fait écho à la divinité toute puissante des peuples nomades turco-mongoles : le Tängri, le vaste ciel. Ce n’est d’ailleurs pas pour rien que l’Empereur de Chine se faisait appeler « Fils du Ciel », soit « Tianzi » en chinois, la même particule que nous retrouvons dans… Tian Shan, qui est un nom chinois ! Ce nom de Fils du Ciel n’est rien de moins qu’un héritage steppique puisqu’il résulte de la prise de pouvoir répétée de l’empire de Chine, et ce depuis des temps immémoriaux, par des tribus turco-mongoles. Bien des siècles après, c’est Gengis Khan qui se faisait appeler de cette manière par ses sujets, alors qu’il dominait la moitié de l’Eurasie.

Paysage campagnard à Bokonbaïevo, sur la rive sud du Iessik Kul

Si nous redescendons un peu le cours de l’Histoire, cette région a été le théâtre d’une grande révolte contre le Tsar en 1916 (l’Urkun), qui s’est soldée de manière dramatique. Alors que la Première Guerre mondiale s’embourbait dans ses tranchées et que l’Empire du Tsar vivait ses dernières heures, il a été décidé de recruter des soldats dans les colonies du Turkestan, soit au Kirghizistan, au Kazakhstan et en Ouzbékistan. La révolte, qui s’est propagée depuis le Kazakhstan, a rapidement gagné le Kirghizistan où plusieurs familles de colons russes ont été massacrées. La répression fut sanguinaire, jusqu’à un tiers de toute l’ethnie kirghize aurait été exterminée. Dans la région d’Iessik Kul, l’armée du Tsar a procédé à un véritable nettoyage ethnique : 70 à 80 % de la population locale est éliminée. Tant de sang répandu sur cette verte steppe… Cela reste un épisode totalement méconnu de l’histoire, qui n’a resurgi qu’au début des années 1990 à la chute de l’Union Soviétique, après 75 ans de silence.

Tonnerre, boules disco et pétroglyphes à Cholpon Ata

Nous passons quelques jours à Cholpon Ata, un grand village situé au milieu de la rive nord du lac, pour y voir ses fameux pétroglyphes préhistoriques (voir notre dernier article). Mais le lieu attire surtout de riches familles russes, kazakhes et kirghizes, qui viennent passer du bon temps dans cette sorte de version steppique et frisquette d’Ibiza. Des villages entiers aux maisons parfaitement identiques  ont éclos partout autour du vieux village et la mer (non ! le lac) est bordée par un grand bazar qui se transforme en discothèque une fois le soleil couché.

Tous les jours et tout au long de la journée, des nuages d’orage gonflent sur le lac, se baladent dans le ciel puis éclatent, ne pouvant absorber une goutte de plus. Toute l’eau accumulée retourne alors à son berceau dans un grand rideau de pluie zébré d’éclairs. À la fin de la journée le lac, cet immense miroir, s’embrase avec les derniers rayons de soleil et se confond à l’horizon avec les sommets des Tian Shan et leurs glaciers, dont le reflet flamboyant crée un dégradé surréaliste. C’est à cette heure magique que le relief des montagnes environnantes se révèle dans toute sa splendeur. La moindre arrête rocheuse, la moindre ravine se dessine délicatement dans ce grand jeu de clair-obscur offert par la lumière rasante. En nageant dans l’eau tiède de ce décor démesuré, on a l’impression d’être cosmonaute.

Karakol, ville pionnière de l’exploration

Après Cholpon Ata, nous rejoignons Karakol à l’extrémité est du lac. Dans cette petite ville se mêlent les charmes de la colonie sibérienne à l’organisation rationnelle de la garnison militaire. Car c’est bien comme une base militaire russe qu’elle a vu le jour à la fin du 19ème siècle, d’où son plan en damier parfait qui ferait pâlir de jalousie la Chaux-de-Fonds. Dès 1869, cette garnison située aux confins de l’empire du Tsar a servi d’avant-poste à l’armée russe, soucieuse de cartographier les Monts-Célestes qui servaient (et servent toujours) de frontière naturelle avec la Chine voisine. La ville a connu un premier afflux de population extramilitaire dans les années 1880 avec des réfugiés chinois d’ethnie dungan, persécutés par le régime chinois en raison de leur appartenance à la religion musulmane. Ils constituent aujourd’hui encore une composante importante de la population régionale.

En 1888, une grande figure de l’exploration rend son dernier souffle à Karakol : Nikolaï Prjevalski. En son honneur, la ville prend son nom pour plusieurs décennies. Elle ne retrouve définitivement son nom d’origine que lorsque le Kirghizistan sort de l’URSS, au début des années 1990. Nikolaï Prjevalski était un célèbre géographe et naturaliste d’origine polonaise, officier de l’armée impériale russe. Il a mené plusieurs expéditions en Asie centrale, à travers le Taklamakan et jusqu’aux contreforts du Tibet. Il a été le premier européen à redécouvrir la dernière race de chevaux sauvages au monde et, comme à la ville de Karakol, il leur a légué son nom. Prjevalski a succombé à une épidémie de typhoïde, alors qu’il organisait une expédition vers le Tibet, théâtre de la dernière manche du « Grand Jeu » mené entre la Russie et l’Angleterre : il s’agissait de l’ultime zone d’ombre à découvrir et à conquérir sur la carte d’Asie, du moins du point de vue occidental.

Aujourd’hui, Karakol constitue la principale base d’expédition pour les alpinistes partant à la découverte des Monts-Célestes. Il s’agit en outre de la ville du pays à disposer du plus riche patrimoine bâti, dont le plus beau fleuron est la cathédrale orthodoxe de la Sainte Trinité. Ses bulbes dorés donnent une touche russe à cette architecture exclusivement constituée de bois et ornée de fins reliefs ciselés qui rappelle les églises en bois-debout de Scandinavie. 

Sa forme actuelle remonte à 1896, elle avait été reconstruite sur les ruines d’une chapelle détruite par un tremblement de terre. Durant les six années qu’a duré le chantier, les offices ont été célébrés dans une yourte. Après avoir été confisquée par l’Union Soviétique, l’église est retournée aux mains des orthodoxes, qui forment encore une petite communauté au Kirghizistan. L’influence russe se ressent aussi fortement dans tout le centre historique de la ville, qui est composé de petites maisons carrées blanches aux airs de « datchas » et aux cadres de fenêtre peints en bleu. Cela ne fait que quelques années que les rues principales sont bétonnées, depuis que se trouve à la tête du pays un président originaire de la région d’Iessik Kul.

Quand la Suisse découvrait le Kirghizistan... et le Kirghizistan la Suisse !​

À notre plus grande surprise, nous retrouvons Ella Maillart au musée d’histoire local, entre quelques poussiéreux artefacts préhistoriques, des vêtements traditionnels et une panthère des neiges bien mal empaillée, avec les yeux qui louchent comme c’est si souvent le cas quand la taxidermie en est à son coup d’envoi. Une galerie recèle donc une exposition photographique consacrée aux clichés qu’elle a pris lorsqu’elle parcourait la région en 1932. Cela fait partie de son fameux voyage du Turkestan rapporté dans son récit « Des Monts Célestes aux Sables Rouges », qui avait pour la première fois rendu accessible à l’occident la vie et la culture de ces terres lointaines, perdues quelque part dans la masse de l’Union Soviétique et dont beaucoup de monde avait oublié jusqu’à l’existence. Quelle drôle de sensation de tomber sur une photo du village de Chandolin, où Ella Maillart a fini sa vie, dans un petit musée du Kirghizistan ! Les quelques 125 clichés exposés dans cet espace inauguré en 2016 résultent d’une collaboration de la municipalité de Karakol, de l’ambassade Suisse au Kirghizistan et du Musée de l’Elysée à Lausanne (aujourd’hui Photo Elysée), qui abrite le fonds photographique d’Ella Maillart.

Extrait de la carte de l'itinéraire parcouru par Ella Maillart dans la région d'Iessik Kul. Source : « Ella Maillart sur les routes de l’Orient » (2003), avec l'aimable autorisation du Musée Photo Elysée

Si ce personnage ne vous dit rien, voici un rapide résumé de sa vie extraordinaire. Née en 1903 d’un père genevois et d’une mère danoise, elle tombe dès l’adolescence dans la voile et le ski alpin. Elle crée la première équipe suisse de hockey féminin sur terre, est la seule femme à participer aux régates olympiques de Paris en 1924 à l’âge de seulement 21 ans, et prend part aux quatre premières éditions du championnat du monde de ski alpin, entre 1931 et 1934. Parmi ses nombreux exploits d’aventurière, les plus célèbres sont sa traversée de l’Asie centrale en 1932 (« Des monts Célestes aux Sables Rouges »), son voyage de Pékin au Cachemire en passant par le désert du Taklamakan en 1935 (« Oasis interdites »), et son road-trip de Genève à Kaboul en 1939 (« La voie cruelle »). En parallèle, elle a mené de nombreux reportages en Union Soviétique, en Inde, en Iran, en Afghanistan et en Turquie. Elle finit sa vie en Valais à Chandolin, après avoir poussé les voyages et les sports de montagne jusqu’à 80 ans passés. C’est donc sur les traces de cette grande dame que nous nous lançons dans une randonnée de sept jours à travers les Monts Célestes, dont vous pourrez découvrir les aventures dans notre prochain article.

Syrte d’Arpa, haut plateau dans les monts Tian Shan, Kirghizie, 1932. © Succession Ella Maillart et Photo Elysée, Lausanne

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