Aux portes de l’Asie, Istanbul

Après une série de pannes sur l’autoroute reliant Sofia à Istanbul, dernière ligne droite de ces 4200 kilomètres de voyage au départ de Sion, nous voici enfin arrivés à la Sublime Porte. Un mois pour traverser 12 pays, c’était bien trop rapide. Mais les Balkans ont cette particularité de multiplier les frontières plus encore qu’aucune autre partie d’Europe ou du monde. Un rapide coup d’œil sur une carte suffit à se rendre compte qu’il doit s’agir de la plus grande concentration de pays au monde sur une si petite surface. C’est dire si cette région est morcelée dans tous les sens du terme : géographiquement, culturellement, politiquement, religieusement, ethniquement. Ce sont des éclats d’empire, les oripeaux de la Turquie et de l’Autriche-Hongrie nostalgiques de leur splendeur passée.

Sainte Sophie
Une ville jumelle

Istanbul est l’une des grandes villes d’Europe où nous sommes revenu-e-s le plus souvent. Au cours de ce premier mois de voyage, aucune destination n’a suscité autant de fascination que cette ville de légende chez nos interlocuteurs, elle occupe définitivement un place à part dans l’imaginaire des gens. À force de balades dans ses différents quartiers et de réflexions sur son rôle dans l’Histoire, un lien spontané nous vient à l’esprit avec une autre ville, sa jumelle en quelques sortes : Lisbonne. Si ce lien peut paraître difficile à expliquer de prime abord, en y regardant de plus près, c’est que ces deux villes ont tant en commun ! À commencer par leur position liminale, aux deux extrémités de l’Europe. À l’orient, la Sublime Porte, un pied en Asie, l’autre en Europe. À l’occident Lisbonne, les deux pieds en Europe certes, un de chaque côté du Tage, mais le regard résolument tourné vers l’Afrique puis les Amériques. Chacune a servi de portail d’entrée en Europe pour les denrées les plus exotiques, ainsi que de catalyseur d’aventuriers vers les confins du monde connu.
Toutes deux offrent un curieux et élégant mélange de culture et d’architecture européenne/chrétienne et musulmane. La première est passée des mains des Byzantins à celle des Ottomans fraîchement arrivés de leur steppe natale, et la seconde de la main des Maures à celle des Portugais. Enfin, chacune doit ses développements récents à ses ponts géants. Les ponts du 25 avril et de Vasco de Gama sur le Tage à Lisbonne et le pont des martyrs du 25 juillet sur le Bosphore à Istanbul, qui relie la Méditerranée au Pont-Euxin*, autre géant dans sa catégorie. Istanbul, Sultanahmet, la soie et ses harems, Lisbonne, l’Alfama, le poivre et ses catelles

Vue depuis le pont de Galata, le long duquel s'alignent échopes et restaurants

On retombe dans nos notes sur cette magnifique citation de Bouvier dans ses « Chroniques Japonaises » : 

« (…) bref, de ces riens qui s’agencent et conspirent pour former un climat.
Car ce n’est pas par l’identité des choses elles-mêmes, mais par les rapports qui s’établissent
secrètement entre ces chosesque des lieux qui n’auraient rien en commun entrent soudain
en résonnance dans une logique hallucinée et entièrement nouvelle ».

*Pont-Euxin, c’est comme ça que l’on appelait la mer Noire en grec depuis l’Antiquité déjà (Eúxeinos Póntos). Cela signifiait très ironiquement la « mer hospitalière », car la mer Noire était connue pour ses traîtres courants marins et ses tempêtes, qui ont emporté leur quota de voyageurs au fil de siècles. C’est de ce même mot qui désigne la mer, Póntos, que vient indirectement notre mot français « pont ». Car dans l’imaginaire collectif de l’Antiquité, La Mer, la Méditerranée, Mare Nostrum comme disaient les Romains, était la voie la plus rapide reliant les différentes cités. Elle n’était donc pas conçue comme un obstacle, mais véritablement comme un pont reliant les différents points névralgiques de l’Empire.

Lisbonne et le pont du 25 avril (novembre 2021)
εἰς τὴν Πόλιν

Istanbul n’a gardé de grec que de vieilles pierres et son nom : eis ten polin, qui pourrait se traduire par « dans la ville ». Plusieurs hypothèses sont évoquées quant à l’origine de ce nom. La plus séduisante est pour moi la suivante : quand les voyageurs arrivaient aux abords de la ville au XVIème siècle, ils se trouvaient noyés dans une mer de tentes et de maisons bancales construites de manière totalement anarchique, qui débordaient loin autour du centre historique de Constantinople. Quand, désemparés face au chaos ambiant, ils demandaient où ils se trouvaient, les locaux leur répondaient eis tan polis ; « dans la ville ». C’est d’ailleurs ce développement chaotique de la ville qui favorisa la propagation d’incendies à répétition. Rien qu’entre 1563 et 1600, 17 incendies majeurs sont déclarés ; celui de 1569 aurait duré plus d’une semaine et aurait détruit près de 36’000 habitations. Il était rare qu’il ne se passe plus d’un mois entre deux départs de feu. Ce fléau était tant associé à l’identité de la cité qu’un vieil adage disait que les feux étaient à Istanbul ce que les épidémies étaient à l’Anatolie. Des édits ont progressivement banni l’architecture en bois au profit de la pierre et tenté de « purifier » l’urbanisme pour prévenir ces catastrophes, sans succès décisif avant… la seconde moitié du 20ème siècle.

Au fond d'une ruelle étroite surgit la tour génoise de Galata
Prinkipo Palace, un palais des courants d’air

Rejoints par notre ami iranien Ali, venu passer quelques jours avec nous depuis son Gilan natal, nous retournons sur l’une des îles des Princes, au large d’Istanbul (Büyükada), où de vieilles demeures ottomanes s’égrènent dans une pinède dense. Au cœur de cette forêt, au sommet de la plus haute colline, se dressent les ruines monumentales d’un bâtiment extraordinaire : le Prinkipo Palace, un hôtel de luxe conçu pour les voyageurs de l’Orient-Express en 1898 par l’architecte Alexandre Vallaury. Ce dernier, un Levantin originaire d’une communauté franque, exerça une grande influence sur l’architecture à Istanbul et est également l’auteur du célèbre hôtel Pera Palace. Le Prinkipio Palace était alors la seconde plus grande bâtisse au monde à avoir été réalisée uniquement en bois. Cependant, différents problèmes politiques et économiques ont empêché l’ouverture officielle de l’hôtel, qui n’aura donc jamais accueilli les usager-ères de l’Orient Express. Dommage, c’eût été le cadre parfait pour un nouveau roman d’Agatha Christie. Le bâtiment est racheté en 1902 par une philanthrope stambouliote, qui le converti en orphelinat pour les enfants grecs. Ce sont au total 5744 enfants qui sont accueillis entre 1903 et 1956, beaucoup desquels avaient perdu leurs parents dans la guerre gréco-turque de 1918-1922. Puis l’hôtel a été abandonné en 1964, après plus de 60 ans de service, des suites des difficultés d’entretien posées par un si grand édifice en bois d’une part, et des tensions gréco-turques survenues en République de Chypre d’autre part, signe avant-coureur de l’invasion de l’île par la Turquie en 1974. Depuis lors, ne vivent dans ce palais des courants d’air plus que les fantômes de ces temps mouvementés, qu’on croit voir filer entre deux planches branlantes ou derrière un carreau brisé. Le lieu respire l’hüzün, ce sentiment mélancolique proprement stambouliote difficilement traduisible, mais reflétant une forme de « noblesse de l’échec », comme le décrit Orhan Pamuk dans son roman autobiographique « Istanbul ». L’hüzün, c’est la saudade. Tiens, encore un lien avec le Portugal !

Le Prinkipio Palace, un monument qui tombe en ruine

Au retour, un banc de dauphin passe à quelques mètres de notre bateau, dans la plus grande indifférence des touristes. C’est curieux, jamais je n’aurais misé sur une première rencontre avec ces créatures à seulement deux coups de nageoire de l’une des villes les plus tumultueuses au monde. Me revient à l’esprit l’histoire racontée par Giorgos à Thessalonique : les dauphins étaient sacrés dans la mythologie grecque. Tuer un dauphin était un acte gravissime, puni par la peine de mort. Dommage que le courroux de Poséidon ait sombré dans l’abîme du temps, et que le champ soit désormais libre pour ces pirates danois et japonais qui transforment chaque année la mer en bain de sang aux îles Féroé ou à Taiji.

Au port de Kabatash, d'où partent les bateaux pour les îles des Princes
Fragments stambouliotes

On ne le répétera jamais assez : tout est démesure à Istanbul, dans cet immense musée à ciel ouvert. Rien ne vaut une longue balade le long des quais d’Eminonu où les aşık enchantent les touristes de leurs hypnotiques accords de saz, puis à travers la Corne d’Or entre les merveilles du maître Sinan (1488-1588), premier architecte de trois sultans successifs ; Sainte-Sophie, l’un des plus grands chefs d’œuvre de l’architecture byzantine (elle est restée la plus grande église du monde pendant près de 1000 ans, jusqu’à l’achèvement de la cathédrale Notre-Dame du Siège à Séville en 1507); l’immense citerne sous-terraine avec ses 336 colonnes et ses deux têtes de méduse, ses curiosités antiques, comme l’obélisque de Théodose, une pièce massive d’une hauteur de 19 mètres originaire de Karnak et réalisée 2000 ans plus tôt sous le règne de Toutmosis III, la colonne serpentine du temple d’Apollon à Delphes, réalisées avec le butin de guerre remporté contre les Perses en 479 avant J.-C. après la bataille de Platées, transférée sur ordre de Constantin pour orner son nouvel hippodrome, ou encore la colonne de porphyre érigée en 328, symbole de passation des pouvoirs de Rome à Constantinople comme nouvelle capitale de l’Empire.

La mosquée bleue, aussi appelée Sultanahmet

Souvenir du matin du 10 novembre 2019, 9h05. Alors qu’on marchait tranquillement en direction du quartier de Sultanahmet, toutes les sirènes de la ville se mettent à retentir en même temps que l’appel à la prière, le tout se mêlant en une cacophonie surpuissante qui résonne dans tout le détroit du Bosphore. Les voitures s’arrêtent, les automobilistes s’extirpent de leur véhicule et se tiennent droit, solennels, au milieu de la route. Mais enfin que diable se passe-t-il ? Ce sont les minutes de « silence » commémorant le décès de Kemal Atatürk, le père de la Turquie moderne. Puis l’écho s’estompe, chacun retourne à ses occupations dans l’agitation habituelle.

Les citations sur Istanbul abondent dans la littérature. Théophile Gautier, Gérard de Nerval, Pierre Loti qui avait établi son quartier général dans un charmant café du quartier d’Eyüp où il fait toujours bon se rendre, Chateaubriand, Flaubert, tous ont succombé à l’irrésistible pouvoir de fascination qu’exerce cette ville située au centre du monde. Aujourd’hui, impossible de parler d’Istanbul sans penser à Elif Shafak ou à Orhan Pamuk, chantres modernes d’une ville qui envoûte pour le meilleur comme pour le pire. 

À l'intérieur de Sainte-Sophie
Dans la citerne basilique d'Istanbul

Mais retenons la citation d’une autrice moins classique, Susan Wood, pour conclure cet article et lancer un pont vers l’Asie centrale, où nous passerons trois mois entre août et octobre. Vers la steppe dont sont arrivés les peuples turciques au grand galop, il y a plus de cinq siècles :

« Istanbul – le battement constant de la vague de l’Orient contre le rocher de l’Occident. »  

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