Autour des Annapurnas

Chronique d'expédition

Himalaya, nous revoilà !

Notre première expédition de deux semaines dans la vallée du Langtang constituait un modeste échauffement pour le plat de résistance de notre périple népalais. Pour ce dernier, rien de moins que l’un des treks les plus célèbres de l’Himalaya, réputé le plus beau du monde : le tour des Annapurnas bien sûr. Près de 230 km de sentier démarrant à une altitude de 700 mètres dans la jungle, pour monter jusqu’au pied des glaciers à plus de 5400 mètres d’altitude avant de rejoindre l’aride vallée du Mustang sur la frontière tibétaine, puis de redescendre dans la jungle de l’autre côté du massif. Un rêve de longue date ! Et comme beaucoup de monde, nous nourrissions une certaine crainte égoïste devant l’immense popularité du circuit, sur lequel se lancent chaque année pas loin de 30’000 touristes. Aussi avons-nous décidé de retarder le départ à l’extrême fin de la saison de trekking, juste avant que ne menacent de sévir les terribles blizzards hivernaux et que les températures ne plongent de manière si drastique que plus personne ne daigne sortir de sa tanière. Grand bien nous en prit, car oui, à cette saison (entre la fin novembre et la mi-décembre), il est encore possible de parcourir les Annapurnas loin des foules et d’en revenir avec le sentiment satisfaisant d’avoir récolté quelques beaux souvenirs de scènes authentiques. La haute saison, ses centaines de départs quotidiens et ses auberges pleines à craquer déjà derrière, nous n’étions plus qu’une tardive et vaillante poignée d’aventuriers-ières à nous partager les derniers hébergements ouverts. Quant à la prétention du circuit au titre de plus belle randonnée au monde, à vous de juger.

21 novembre 2022, Pokhara

C’est à Pokhara, seconde ville du pays (env. 600’000 âmes), que commence cette nouvelle aventure. On ne peut s’empêcher d’y trouver un air helvétique, à cette charmante « petite » ville lacustre lovée au pied de l’Himalaya. L’ambiance y est bien plus tranquille qu’à Kathmandou, la circulation moins intense entre les troncs énormes des banyans qui bordent les routes et le lac Pewa. En fait, Pokhara possède même son propre Cervin, le Machha Puchare, dont la fière silhouette glacée se dresse dans le ciel à presque 7000 mètres d’altitude, loin en-dessus de la ville et du lac. Son image, qui constitue également un emblème du Népal, est ici associée à une marque de bière et non de chocolat. Le bordu’, comme chez nous, est un lieu privilégié de socialisation et de promenade, entre les lignes des pêcheurs tendues le long du rivage. Au crépuscule une fine brume se lève alors que les derniers reflets de soleil embrasent les cimes des Annapurnas, du Manaslu et du Dhaulagiri, géants glacés suspendus dans les cieux à 8000 mètres d’altitude. Ici-bas, la jungle plonge ses tentacules dans les eaux sombres du lac, à la surface duquel flottent des dizaines de barques à la silhouette effilée. Les matins, un voile grisâtre envahit les ruelles. Comme partout, un lac en hiver n’est rien de plus qu’une mer de brouillard. On se terre dans les boulangeries en attendant que le soleil le chasse. Les sâdhus sont les seuls à mettre un peu de couleur avec leur pagne orange, tendant à bout de bras leur petit seau de cuivre dans lequel tintent joyeusement quelques pièces.

Beshi Sahar, sur le départ

Le tour du massif de l’Annapurna commence traditionnellement dans le village de Beshi Sahar, à une demi-journée de bus de Pokhara. Cependant, de nombreux touristes sautent les premières étapes depuis qu’une piste permet de relier directement la vallée de Manang en véhicule. On ne tarde pas à se rendre compte à quel point il aurait été dommage de manquer ces premiers villages grouillant de vie au milieu de la jungle. Sur le départ nous faisons la connaissance de Stéphanie, une chypriote intrépide avec qui nous partagerons au final plus d’un mois de voyage. Une fois traversé le pont suspendu et rejoint la berge non carrossable du torrent, nous pénétrons dans un monde rural en pleine effervescence. Les uns font les foins sur les terrasses, qu’ils amassent en d’immenses bottes en forme de hutte, les autres labourent les champs avec leurs bœufs, debout sur l’araire en bois tel des surfeurs terrestres, fendant la surface du sol de leur sillage rapide. Les femmes plus âgées sont occupées à battre les céréales ou à les moudre sur de vieilles meules manuelles. Partout des toiles sont tirées pour y faire sécher des fleurs, des herbes, des graines ou des piments, dans lesquelles viennent se servir quelques poules en caquetant. Le Manaslu trône fièrement dans l’azur du fond de vallée, haut de ses 8163 mètres.

Ouroboros

Nous résidons un soir chez une famille convertie au christianisme par un pasteur anglais il y a de cela trois décennies. Leur fille unique souffre d’un léger handicap alors bien sûr, toutes leurs maigres économies sont consacrées à son suivi médical. Le réconfort que refuse de leur offrir l’hindouisme ou le bouddhisme, ils le cherchent dans un esprit communautaire plus soudé, égalitaire et respectueux d’autrui que leur offre cette forme de christianisme peu institutionnalisée. Ils forment une communauté de 400 personnes dans la vallée. L’hindouisme tend toujours à opprimer le bas de l’échelle sociale (le bouddhisme aussi, dans une moindre mesure, en témoignent une série de scandales récemment dévoilés), prenant tout et ne donnant rien. Si la même remarque vaut pour le christianisme dans bien des situations et à bien des époques, c’est bien dans un contexte comme celui-ci, loin de ses sièges spirituels, de popes véreux et d’évêques corrompus qu’il peut remplir sa fonction la plus noble, la seule qui devrait lui être assignée. Aujourd’hui, les conceptions orientales et occidentales de spiritualité forment une sorte d’Ouroboros. Quelques personnes désillusionnées par la société népalaise viennent trouver du réconfort dans des valeurs et institutions occidentales, un occident que de plus en plus de personnes boudent pour trouver du réconfort dans la spiritualité bouddhiste ou hindouiste (avec plus ou moins de sérieux), pour se défaire de l’impitoyable matérialisme des uns et de la bigoterie des autres. Une forme de fuite donc, en quête dans l’ailleurs des valeurs qui semblent faire défaut à l’ici. 

Stairway to heaven

Chaque nouvelle journée apporte son lot d’escaliers, de cultures en terrasse, de « Namaste » sonores ou chantants, de ponts suspendus, de volées de marches interminables et de masala tchai (thés népalais) pour regagner un peu d’énergie. On profite un soir d’une source chaude qui jaillit dans un bassin rectangulaire, au bord d’un torrent tumultueux. Nous y arrivons à l’heure de la baignade des femmes et des enfants du village. Un petit temple est installé juste à côté du bassin et les cloches tintent à chaque fois qu’une personne sort de l’eau et part se rhabiller. On se dissout dans l’eau brûlante en regardant les lianes et les cascades tomber des falaises en surplomb à travers les vapeurs. En amont de Jagat, les falaises se resserrent entre les massifs du Manaslu et des Annapurnas. Les gorges deviennent parfois si étroites qu’il ne reste plus la place que pour le torrent et un chemin vertigineux taillé dans le roc. Les arcs-en-ciel que projettent les cascades qui jaillissent de partout viennent mettre un peu de couleur dans la pénombre ambiante. Le long du chemin, des pans entiers de montagne se sont affaissés lors de glissements de terrain, emportant plusieurs sections du sentier et nous forçant souvent à retraverser le torrent pour avancer sur la piste. L’année dernière, la mousson a généré d’importantes inondations dans la vallée, menant à l’évacuation de villages entiers par hélicoptère, nous apprend un de nos hôtes. Voici donc pourquoi de nombreux ponts indiqués sur les cartes manquent à l’appel.

Passé la limite du gel, les coups de haches résonnent dans la vallée, fendant le bois pour chauffer les chaumières contre le froid mordant. Les bûches s’entassent en immenses tas le long des chemins, avant d’aller revêtir les parois des petites maisons d’une couche d’isolation supplémentaire. Des femmes reviennent des champs avec des hottes débordantes de fourrage. Le soir des colonnes de fumée s’élèvent du moindre taudis, même de ceux que nous ne pensions peuplés que de fantômes. Comme au Langtang, une importante partie des communautés montagnardes est d’origine tibétaine et le bouddhisme prédomine largement une fois passée la limite de la jungle. On se fait héler par un réfugié tibétain à la sortie du village de Qoto Qupar. On lui achète quelques babioles et on lui demande s’il ne vendrait pas un peu de fromage de yak, qui formerait un complément bienvenu à nos pique-niques qui se limitent généralement à un bout de pain sec, du beurre de cacahuète et des gousses d’ail crues (certes cela peut paraître un brin barbare de prime abord, mais il s’agit du meilleur remède contre le mal aigu des montagnes). Il nous en amène un morceau transpirant et couvert de champignons sur une barquette en aluminium « very old, very expensive » nous assure-t-il.

Au-dessus, le village de Chame grouille de vie, c’est le siège administratif de la vallée. Sur le retour du chemin de l’école, des enfants nous demandent des friandises. Comme nous n’avons rien à leur proposer, les petits garçons ont la politesse de nous retourner des doigts d’honneur, avant qu’une fille plus âgée ne leur tape sur la tête de toutes ses forces avec un épais classeur. Elle repart tout sourire en nous faisant de grands cœurs de ses deux mains. Ah, les garçons… Les pinèdes se succèdent, la vallée s’évase, se resserre, s’évase. À Dikhur Pokhari nous pénétrons dans une étrange courbure de l’espace-temps, une montagne presque parfaitement lisse formant un immense entonnoir. Une montagne sacrée, nous apprend-on au village suivant. Personne n’est jamais parvenu à grimper au sommet de son immense paroi et elle exerce un dangereux magnétisme sur les avions et hélicoptères, qui font tous un soigneux détour pour l’éviter. 

D’Upper Pisang à Manang : un air de Tibet

C’est à partir d’Upper Pisang que les Annapurnas commencent à nous dévoiler leurs plus beaux trésors, que ce soit en termes de paysage ou de villages pittoresques à l’architecture traditionnelle. On s’enfonce dans une pinède épaisse, un lac par-ci, un canyon par-là. Puis les villages de Ghyaru et Ngawol nous projettent directement dans nos rêves de Tibet. Toutes les maisons sont construites en pierre avec un poutrage en bois apparent. Les toits plats sont rendus accessibles par des échelles monoxyles aux marches grossièrement taillées à la hache, on y fait sécher des herbes, des fleurs, des grains et les branches de genévrier. Quand une maison menace de s’effondrer, ce qui ne manque pas d’arriver, elle est simplement abandonnée et une nouvelle est construite à côté. Les maisons neuves côtoient donc les maisons abandonnées et le village est parsemé de ruines qui servent de carrières, d’abris à poules, d’étables. C’est une version horizontale du « tell » proche-oriental. Nous passons à la sortie du village de Ghyaru sous un grand stupa penchant dangereusement. Malheur à qui tournera ses rouleaux à prière avec trop de ferveur ! Puis on discute philosophie et géopolitique avec un villageois très cultivé qui vend pommes et rafraichissements au bord du chemin. Le COVID ? Une ruse des Chinois pour détruire le monde. Peut-on en vouloir à un Tibétain de vouloir peindre le diable sur la (grande) muraille ? La plupart de ses voisins s’apprêtent à redescendre en plaine pour passer l’hiver au chaud, lui fait partie de la poignée de courageux qui restera pour déneiger les toitures et s’occuper du bétail restant. À mesure que l’on remonte la vallée les crêtes s’hérissent de stupas et de drapeaux de prière. Certains hameaux comptent déjà plus de yaks que d’humains, il nous faut redoubler d’efforts pour pousser les mères et les veaux afin de se frayer un chemin dans les étroites ruelles. À Chulu trois immenses yaks en rut qui menacent de charger nous forcent à faire un copieux détour.

Là-haut

À Brakha nous découvrons un grand monastère bouddhiste adossé à des pitons rocheux colorés au-dessus desquels planent quelques vautours. De là part un sentier menant aux lacs gelés de Kicho Tal, une marche parfaite pour l’acclimatation qui monte au-dessus de 4600 mètres et offre une vue imprenable sur l’Annapurna III (7555 m) et le Gangapurna (7455 m). En-haut, les lacs craquent et glougloutent à mesure que le soleil attaque la glace. Un stupa se dresse au milieu des neiges, tel une fusée posée sur une distante planète polaire.

Manang constitue le dernier arrêt carrossable avant le col de Thorong La, il s’agit d’un étrange mélange de village traditionnel et de décor de Western. Au-delà les gens se déplacent soit à pied, soit sur des chevaux trapus au poil dru qui rappellent les Franches-Montagnes. Nous dépassons une procession composée de deux colonnes de sherpas, qui portent les lourds poteaux de ce qui sera la ligne électrique destinée à alimenter les étapes les plus hautes avant le col de Thorong La. Le soir à Yak Karkha, un berger redescend un troupeau de yaks au hameau, leur clochette tintant joyeusement dans le crépuscule. Alors que ça commence à geler dehors et que ronronne le poêle dans la salle commune, nous sommes rejoints par une ribambelle de locaux qui viennent manger leur dal-bhat (plat traditionnel népalais essentiellement composé de riz et d’une soupe de lentilles). D’où viennent-ils, où vont-ils ? Ils disparaissent dans les ténèbres comme ils sont apparus, restituant à la nuit son silence.

À 4540 mètres d’altitude, le gîte de Thorong Pedi constitue la dernière étape avant le col de Thorong La. Le souffle est court déjà et l’on se demande si on atteindra vraiment le col, presque 1000 mètres au-dessus. Cette étape a la propriété de canaliser le flux de randonneurs, ce qui nous permet enfin après 10 journées de marche d’obtenir une idée de combien nous sommes véritablement sur l’itinéraire : une bonne trentaine de personnes. Presque rien, comparé à la haute saison. Quatre courageux cyclistes font leur arrivée, ils sont de plus en plus nombreux à se lancer sur le circuit en VTT, ce qui prend presque autant de temps que de le boucler à pied. Des anglais boivent des bières dans le soleil de l’après-midi, les hommes tors nus et les femmes en top, fidèles à eux-mêmes : il ne fait pas plus de 5 degrés.

La nuit, la température chute si bas que la tâche la plus importante consiste à trouver un moyen d’éviter que nos 5 litres d’eau préparés pour l’ascension finale ne gèlent totalement : l’hydratation joue un rôle clé pour éviter le mal aigu des montagnes. Au réveil, à peine les gourdes sont-elles sorties que l’eau commence à se solidifier, il faut les secouer sans cesse. Dans un élan d’optimisme, on s’était convaincu que partir à 5h30 serait suffisant pour venir à bout de cette étape la plus longue du périple. Un troupeau de moutons bleus détale dans la pénombre, des vautours sifflent d’étonnantes mélopées dans une falaise en surplomb avant de s’envoler au-dessus de nos têtes. Les premiers rayons de soleil apparaissent alors que nous franchissons le dernier camp de base de Pedi. Malgré cela la température poursuit sa chute infernale, engourdissant nos doigts et nos visages. Puis vient le temps de chausser les crampons, une épaisse couche de neige et de verglas revêtant le chemin.

Au col l’air est à la fête. Vent léger, air tiède, tout le monde est arrivé en un seul morceau, pas un nuage à l’horizon. De l’autre côté apparaissent déjà les paysages minéraux de la secrète vallée du Mustang, déclinaisons surréalistes de rouges et de gris couronnées par un ciel limpide, si bleu ! Puis l’humeur décline quand débute la descente, bien plus éprouvante que la montée  et garnie d’une épaisse couche de glace sur de longs kilomètres. Au final, il nous aura fallu presque 12 heures pour boucler cette étape. Passé le temple du feu dans les hauts du village de Muktinath, on échoue comme la plupart des randonneurs à l’hôtel Bob Marley. Tous sont réunis autour de l’âtre pour boire des bières et fumer du hascisch, comme si nous n’avions pas suffisamment plané la journée, là-haut dans les neiges éternelles. Pour beaucoup d’entre eux, c’est ici que s’achève le circuit de l’Annapurna, une navette leur permettra de rejoindre le village de Jomson puis Pokhara. Quant à nous, nous venons à peine de passer la moitié de notre périple.

Le Mustang

Un sentier panoramique permet de rejoindre le village de Kagbeni à l’entrée de la vallée interdite de l’Upper Mustang. C’est là le berceau du petit royaume de Lo, fondé en 1350. Un dernier bastion de culture tibétaine hiérarchiquement subordonné à la monarchie népalaise depuis la fin du 18ème siècle. Il fallut attendre 1991 pour voir la vallée ouvrir ses portes au tourisme ; son accès demeure aujourd’hui encore strictement limité et les permis d’entrée excessivement chers. Au sud de la vallée le passage est dominé par deux immenses sentinelles de glace : l’Annapurna I (8091 m) et le Dhaulagiri (8167 m), que les Anglais ont un temps pris pour le plus haut sommet du monde.

Nous traversons les villages de Chongur et de Jhong, deux joyaux de culture tibétaine, le second dominé par les ruines d’une forteresse au sommet d’un promontoire rocheux. L’architecture se distancie de celle de la vallée de Manang : ici les petites maisons de plan carré sont blanchies à la chaux, les cadres de porte et de fenêtre peints en rouge. Elles s’agglutinent pour former un dédale étroit au milieu duquel coulent des bisses recouverts d’ardoise. Si la misère se fait plus durement ressentir de ce côté-ci, nous n’en récoltons pas moins de sourires. Les bergers passent dans les ruelles avec leur troupeau de chèvres qui égratignent la peinture des stupas de leurs longues cornes enroulées. Les villageois font leur lessive dans de grandes bassines monoxyles, qu’ils piétinent inlassablement de leurs pieds nus dans la froidure matinale. Tout autour s’étagent de vertes terrasses en culture bordées de quelques feuillus frissonnants. La vallée n’est pas épargnée par l’automne qui réclame son quota de feuilles mortes. Le fond de vallée constitue un vaste jardin suspendu, version himalayenne de ceux de Babylone, un peu de luxuriance dans ce désert de roche et de glace, au milieu duquel se tresse un faisceau de torrents et de ruisseaux sur un lit de galets à la clarté éblouissante.

En bas

Après quelques jours de contemplation, il nous faut nous arracher à ce paradis terrestre pour entamer le long retour vers Pokhara. On passe la ville chaotique de Jomson où il nous faut résister à l’appel des chauffeurs de bus qui crient déjà « Pokhara, Kathmandou ! ». Pour nous, pas question de monter dans un véhicule avant d’avoir atteint le fond de la vallée. Et cela aurait été bien dommage de passer à côté d’un bijou comme le village de Marpha, avec son grand monastère et son labyrinthe de ruelles blanchies à la chaux, ses toits plats bordés de tas de bois et sur lesquels sèchent des milliers de pommes coupées en rondelles, patiemment enfilées sur des baguettes fixées sur des cadres en bois. Toutes les portes entrouvertes sur les ruelles où courent les enfants sont comme tant de battants d’un calendrier de l’Avent grandeur nature recelant mille surprises : une vieille machine à coudre posée sur un plancher, une petite grange avec un veau, un foyer sur lequel une théière fume gaiment, un vieillard qui tresse un panier, des poules qui s’abritent dans des paniers en osier. Tous les aînés se retrouvent sur la rue principale en fin de journée. Ils s’allongent sur une peau de yak pour prendre le soleil et papoter avec une pipe coincée à la commissure des lèvres.

Puis nous regagnons la forêt, les vaches et les buffles. Nous dégustons les mandarines des jardins qui jalonnent le sentier. À Lete une dame distille du raksi dans la cour de l’auberge. La mixture composée de riz et de millet est laissée fermenter pendant un mois avant d’être jetée dans une cuve en céramique qui bouillonne sur un petit four en argile. Au sommet est disposée une casserole d’eau froide pour faire condenser les gouttes d’alcool qui s’échappent par un petit tuyau pour se déverser dans un jerrycan. Pendant ce temps, la fumée monte sous le patio pour parfumer saucisses et abats qui pendent de partout, suspendus à des ficelles.

Corruption au sommet

Force est de constater que plus on descend, moins le chemin est entretenu, ce qui rend la navigation de plus en plus difficile. On se retrouve à traverser d’immenses lits de rivière en essayant de garder les pieds secs, à s’arrêter net devant des ravines vertigineuses creusées par les glissements de terrain, à sauter des murs et traverser des vergers. Les ponts indiqués sur les cartes sont de purs produits de physique quantique : ils apparaissent et disparaissent en fonction de l’observateur. Pas un panneau pour clore la voie quand le chemin a tout bonnement disparu. Beaucoup de locaux se plaignent que la somme d’argent payée pour les permis de randonnée dans les parcs nationaux népalais n’est pas employée à bon escient, c’est-à-dire pour préserver l’environnement, entretenir les infrastructures et faire fructifier l’économie des communautés locales. Avec une moyenne de 40 USD par touriste et de 28’000 touristes par an pour ce seul circuit, cela génère un revenu annuel de près de 1’120’000 USD dont la plus grande partie file droit au fond de la poche d’une poignée de magistrats corrompus.

La fin du circuit tombe à l’eau

Notre périple se termine sur la piste où camions et bus soulèvent des tourbillons de poussière dans un concert de klaxons. Un rhume carabiné nous force à abandonner deux étapes plus tôt que prévu, dans le village de Tatopani. Dans le jardin de notre auberge, une grand-mère népalaise aussi mal prise que moi répond vivement à mes grattages de gorge ostentatoires, on rivalise de gargarismes et de grasses quintes de toux. Elle finit par me battre à plate couture par un raclage de gorge si guttural et aigu que toutes les chauves-souris de la vallée ont dû prendre leurs ailes à leur cou. En nepali, « tato pani » signifie « eau chaude ». Peut-on rêver d’un meilleur endroit pour mettre un terme à trois semaines de haute montagne ? On se glisse dans les eaux thermales en se remémorant avec bien-être les moments les plus glaciaux du périple ; la chaleur soulage les courbatures, les vapeurs nous délestent de la fatigue du voyage. Nous venons à peine de terminer et pourtant cette question nous tiraille déjà : quand refoulerons-nous les sentiers de l’Himalaya ?

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