La vallée du Langtang

Chronique d'expédition

Premiers pas dans l'Himalaya

Nos premiers pas dans l’Himalaya nous mènent sur la frontière tibétaine, dans la vallée du Langtang au nord de Kathmandou. La vallée de laquelle se détache le Langtang constitue de longue date l’un des passages principaux entre le Tibet et Kathmandou, elle est aujourd’hui encore jalonnée de petites communautés tibétaines et de camps de réfugiés. C’est pour cette raison que la région est essentiellement bouddhiste, l’héritage tibétain se retrouve jusque dans la toponymie puisque « Langtang » signifie dans cette langue « suivre le yak ». Neuf heures de bus semées de cahots sont nécessaires pour venir à bout des 130 kilomètres nous séparant du village où commence la randonnée : Syabru Besi. La piste étroite borde des ravins vertigineux de si près que la route du Val d’Anniviers fait pâle figure en comparaison. Elle surplombe des pentes verdoyantes auxquelles sont adossées des milliers de petites terrasses sur lesquelles l’on distingue de minuscules silhouettes affairées à jardiner. Certaines sont jaunes de colza, d’autres sont vertes de céréales, d’autres encore en jachère ont la couleur brun-ocre de la terre éventrée. On ressort du bus courbatus, les genoux couverts d’ecchymoses et d’égratignures en raison du manque d’espace pour nos longues jambes européennes, qui s’encastraient à chaque secousse dans les sièges de devant.

Les Tamang

Cette expédition constitue pour nous l’opportunité de partir à la rencontre de l’ethnie Tamang, qui occupe grosso modo toutes les montagnes entre la frontière tibétaine et les contreforts de l’Himalaya auxquels est adossée Kathmandou. Si les Tamang possèdent aujourd’hui la nationalité népalaise, leur origine tibétaine est trahie par leur langue, leurs traditions, leur gastronomie, leur religion ainsi que par leur style vestimentaire. En tibétain, « Tamang » signifie « marchand de cheval ».

Les femmes portent généralement une longue tresse terminée par des nattes de laine colorées. Leur robe est resserrée à la taille par une longue ceinture en laine ornée de motifs géométriques et fixée au moyen d’une pince en bronze. Traditionnellement, elles cuisinent sur un four en argile de forme quadrangulaire et construit à même le sol, constitué d’une chambre de chauffe munie de plusieurs ouvertures au sommet. Au réveil, elles dansent autour du fourneau en fredonnant des chants de gorge traditionnels pas si différents de ceux que l’on pouvait parfois entendre dans les yourtes d’Asie centrale. La gorge d’ailleurs, tout le monde se la racle de manière ostentatoire, pas une personne ne semble épargnée par les virus qui circulent. En plus des petit-déjeuner touristiques, les femmes préparent le pain tibétain, la tsampa et le thé tibétain, un régime spartiate constitué de farine d’orge et de beurre de yak pour le second, et d’eau, de lait et de beurre de yak pour le dernier. La rigueur du régime tibétain contraste avec l’extravagance de la nourriture indienne. Les goûts sont surprenants et à vrai dire, un peu fades pour nos précieuses papilles d’occidentaux. Pourtant, à admirer la vigueur dont font preuve les sherpas jour après jour, on sait qu’on aurait tout à gagner à adopter leur nourriture.

Chaque auberge est une petite exploitation à part entière avec ses champs, ses yaks dont les bouses sont séchées et empilées pour servir de combustible, ses potagers et parfois même ses serres. Chaque famille produit également son jus d’argousier aux propriétés curatives ventées par tous. En-haut de la vallée, personne ne mange de viande. Les yaks meurent de leur belle mort avant que leur peau et bucrânes ne soient récupérés. Des poules heureuses se baladent de cuisine en cuisine où elles peuvent dormir au chaud la nuit. Les scènes pittoresques se succèdent le long des sentiers. On y rencontre des femmes âgées assises sur des peaux de yak en train de tricoter quelques gants et bonnets qui seront revendus aux touristes aux côtés d’autres artisanats tibétains. D’autres sont occupées à ramasser des bouses de yak pour les faire sécher au soleil avant de les empiler contre les maisons, à l’emplacement habituellement réservée au tas de bois. Dans chaque village flotte une douce odeur de fumée de genévrier, qui est brûlé dans de petits braseros en bronze pour chasser le mauvais œil. Une coutume dont nous avions déjà constaté l’existence dans les Monts Célestes au Kirghizistan ainsi que dans l’Atlas marocain. De là à imaginer que cela pouvait aussi être le cas dans les Alpes à l’époque romaine ou celtique, il n’y a qu’un pas. La région subit actuellement un puissant exode rural et les écoles locales ferment les unes après les autres, les familles envoyant pour la plupart leur progéniture dans des collèges à Kathmandou et consacrant une partie toujours plus importante de leur activité au tourisme.

Ascension

Le départ du trek grouille de touristes, puis la foule se dilue à mesure que le chemin prend l’ascenseur. Ne restent rapidement plus que les colonnes de sherpas qui montent de leur pas régulier en flip-flap, portant au moyen d’une seule lanière passée autour de leur front des charges qui semblent aussi lourdes que leur propre poids. Ils s’asseyent de temps en temps le long du chemin, le temps pour les aînés de fumer une bouffée de tabac dans une pipe finement ouvragée et pour les plus jeunes, une cigarette.  Les premiers jours, le chemin s’enfonce dans une jungle épaisse entourée d’abruptes falaises noires d’où pleurent des cascades, dans un val profond qui mousse de rayons. Troncs épais et moussus, blocs de roches grands comme des immeubles qui servent d’ailleurs d’HLM aux langurs, de grands singes gris à la crinière blanche et au visage noir. Des sources d’eau chaude s’échelonnent le long du chemin, elles ont la vertu de faire rajeunir les pieds après une dure journée de marche si l’on en croit le célèbre animateur anglais David Attenborough. À la sortie de la jungle surgit le glacier scintillant du Langtang Lirung, qui flotte dans le ciel plusieurs milliers de mètres au-dessus de nos têtes. Nous croisons de premiers troupeaux de yaks, au milieu desquels méditent les derniers groupes de langurs. Nous retrouvons souvent une ambiance de chalet dans les réfectoires, seule pièce chauffée où se retrouvent touristes comme sherpas autour du poêle qui ronronne.

De pales fantômes apparaissent à l’aurore. Drapés d’argent, les sommets enneigés suspendus dans les airs surveillent la vallée.  Yaks et mulets paissent dans les champs qui dégèlent avec les premiers rayons de soleil. Nous rejoignons un environnement plus familier en-haut de la vallée, véritablement alpin avec ses rhododendrons, ses pierriers et ses glaciers. Le relief est orné de stupas et de guirlandes de drapeaux de prières. Des moulins à prière sont construits sur les torrents, perpétuellement actionnés par l’énergie hydraulique. Tout au long du chemin auberges et restaurants tentent de s’envoyer les touristes dans les établissements tenus par leur famille à différents endroits de la vallée. En plus de la distribution générale de cartes de visites, on assiste à différents stratagèmes qui font sourire, comme la livraison de pommes à la cousine ou le tube de crème solaire oublié à rapporter à une tante.

Les fantômes de Langtang

C’est dans ce cadre en apparence tellement idyllique qu’est situé l’épicentre du terrible tremblement de terre de 2015. Ici les montagnes s’ajustent au gré de la friction entre les plaques indienne et eurasiatique sans état d’âme pour l’insignifiant microcosme humain qui tremble sur leur échine. Dans la vallée, pas une famille n’a été épargnée. Mais l’horreur atteint son comble avec le sort que connut le village de Langtang : le ciel lui est littéralement tombé sur la tête. Un pan entier de la montagne s’est détaché en surplomb, des centaines de milliers de mètres cube de glace et de roc ensevelissant en une fraction de secondes quelques 200 bâtiments et plus de 300 vies. Nous traversons le couloir où se trouvait le village la boule au ventre. Il ne reste rien, tout se trouve broyé plusieurs mètres sous nos pieds. Et dire qu’il aurait suffi que le village soit construit 200 mètres à côté, à l’emplacement choisi pour le nouveau village, pour qu’il soit épargné. On ajoute un petit caillou au mémorial avant de poursuivre notre route. Au-dessus de Langtang, le chemin est régulièrement séparé en deux par de longs autels de pierre sur lesquels s’alignent des milliers de prières tibétaines gravées sur des dalles de roche. Certaines doivent avoir plusieurs siècles à en juger par la patine et l’érosion, alors que d’autres toutes neuves sont mises en relief par une couche de peinture fraîche.

Au sommet

Le village de Kyanjin Gompa nous sert de base pour passer quelques jours au pied des glaciers. Nous explorons le fond de la vallée, un couloir sauvage verrouillé par les glaciers où nous ne rencontrons que des yaks. Le paysage est dominé par l’immense pyramide à la blancheur immaculée du Langtang Lirung, qui culmine dans les cieux à 7227 mètres d’altitude. Nous nous lançons également dans l’ascension du Tserko Ri (4985 mètres), un sommet voisin qui offre le meilleur panorama sur les 6000 environnants. On s’extrait de nos sacs de couchage aux premières lueurs de l’aube, nos gourdes gelées et une couche de givre aux carreaux de la chambre. Ceux-ci sont si minces que l’on croit sentir les bourrasques de vent souffler à travers. Du haut de la première arête que gravit le sentier, le soleil pointe et fait naître des motifs psychédéliques sur l’immense cône alluvial recouvrant le fond de vallée. Commence alors un drôle de cortège d’ivrognes titubant sur le chemin du sommet, victimes de l’altitude. Deux pas en avant, un en arrière, la tête baissée, la démarche chancelante, le souffle court. Cette année le sommet de la montagne est revêtu d’une épaisse couche de neige, conséquence de la mousson inhabituellement tardive. Sur le sentier, la neige s’est transformée en glace, faisant de la dernière partie de l’ascension un grand ballet de patinage artistique. Les gens glissent, tombent et s’accrochent désespérément aux rochers qui dépassent, se tractant petit à petit vers le sommet. Nos chaussures de trail à la semelle usée nous font amèrement regretter de ne pas avoir emporté de crampons. Au sommet un Israélien hurle une tirade en hébreux ponctuée de grands « Ezéchiel !!! ». Pour notre part nous restons muets, tant en raison de l’altitude que de la beauté du panorama qui s’ouvre devant nos yeux jusqu’au Tibet voisin.

Pèlerinage hindouiste à Gosaikunda

Nous complétons notre aller-retour dans la vallée du Langtang par quelques jours de rallonge pour nous rendre aux lagunes sacrées de Gosaikunda. C’est l’un des lieux de pèlerinage les plus importants de tout le Népal, dont l’origine remonte au temps des dieux. Alors que ces derniers étaient à la recherche du nectar d’immortalité (amrita), ils libérèrent un terrible poison (halahala) qui fut sur le point d’asphyxier le monde entier de ses vapeurs létales. Impuissants et désespérés, les dieux se rendirent au Mont Kailash, la demeure du dieu suprême Shiva, pour le supplier de leur venir en aide. Shiva aurait alors avalé le poison puis frappé les montagnes de son trident pour faire jaillir de l’eau afin de soulager sa gorge brûlée. Voici pourquoi la gorge de Shiva est toujours représentée en bleu, et voici comment seraient apparues les lagunes de Gosaikunda.

Le chemin quitte la vallée du Langtang pour monter à Thulo Syabru, un beau village construit sur le fil d’une arête. Ici aussi le tremblement de terre a fait des ravages. Avant, nous dit-on, les maisons étaient toutes construites en bois et en pierre. Depuis, les constructions ont été modernisées et mises aux normes antisismiques. Une nouvelle tradition est également née des cendres du village : les façades des maisons sont désormais ornées de belles peintures, ce qui n’avait jamais été le cas jusque-là. Nous grimpons à travers des terrasses qui forment comme les marches d’un escalier géant, avec pour toile de fond le tout aussi géant massif du Ganesh Himal. Dans une auberge le soir, nous assistons à la leçon donnée par un grand-père à deux petits bouddhas. Il leur fait inlassablement répéter l’alphabet et les chiffres en anglais et en nepali, deux langues qu’ils devront maîtriser en plus de leurs deux langues natives, le tamang et le sherpa (qui sont des langues sino-tibétaines). Ils ont beau naître dans un village reculé, ce sont comme leurs parents de futurs quadrilingues ! Pour l’heure, leur manque d’assiduité nous offre un comique spectacle.

Les lacs sacrés

Le chemin nous fait remonter à presque 4500 mètres d’altitude pour atteindre les lacs sacrés. On a beau s’être déjà hissé à cette altitude quelques jours auparavant, impossible d’avancer plus vite que le pas lent et régulier du sherpa pour venir à bout des 1700 mètres de dénivelé nous séparant de l’arrivée. À Laurebina nous finissons par rejoindre le chemin officiel du pèlerinage, emprunté par des centaines de milliers de Népalais et d’Indiens chaque année. Certains crachent leurs poumons et avancent en titubant, appuyés sur leur bâton de marche. D’autres montent d’un pas léger en fumant du haschich. Au sommet, trois lagunes d’une couleur émeraude se succèdent au sommet d’une haute cascade dans un environnement rocailleux. Nous croisons une fois de plus la route d’Ella Maillart qui s’y était rendue en 1951, presque 20 ans après son périple en Asie centrale. C’était alors la première européenne à y accéder, l’année même où le petit royaume du Népal ouvrait pour la première fois la porte aux étrangers. Ce voyage qu’elle rapporte dans son livre « Au pays des Sherpas » aura constitué pour elle une puissante révélation spirituelle.

Nous passons la nuit au hameau qui surplombe les lacs. Sa configuration, sa fonction et son environnement nous évoquent une version himalayenne de l’hospice du Grand Saint-Bernard. La vue entièrement dégagée à l’ouest transforme le lieu en un belvédère extraordinaire lorsque le soleil décline, puis disparaît loin en-dessous de nous sous l’épaisse nappe de brouillard qui recouvre le Teraï, le bas-pays népalais. Des Indiens arrivent tard dans la soirée, des glaçons pendant de leur barbe et de leurs cheveux. Ces courageux ont osé aller se baigner à l’heure où la température est en chute libre. C’est dès le lever du soleil que la plupart des pèlerins, moins téméraires, s’y rendent pour se purifier. Les cloches tintent alors dans le petit temple de Shiva construit sur une plateforme au bord du lac principal, et tout autour hommes et femmes de tout âge se défont de leurs habits pour s’enfoncer dans l’eau là où la glace n’a pas pris pendant la nuit. Des tridents métalliques sont dressés le long du rivage, emblème de Shiva. Leurs trois pointes symbolisent le passé, le présent et le futur ; les connaissances, la volonté et l’action.

Fromage de yak et chaource

Sur le chemin du retour, nous découvrons une fromagerie ouverte par des Suisses dans les années 1970 (comme par hasard), aujourd’hui tenue par la communauté locale. Un fromager aux grandes bottes de cuir nous découpe un copieux morceau de fromage de yak d’une des grandes meules dépassant de son étagère. Ce fût pour nous ce qui se rapprochait le plus d’un fromage à raclette valaisan depuis que nous avions quitté la Suisse. Après 12 jours de marche et des mois de privation, la saveur est prodigieuse et nous renvoie instantanément à la maison. Pour passer notre dernière nuit d’expédition nous jetons notre dévolu sur l’hôtel du Panda Roux, sans se douter que ce devait être un signe prémonitoire. Premier hébergement à ouvrir dans le village dans les années 1980, son propriétaire accompagnait un grand biologiste dans ses travaux pionniers sur cet animal mythique qui peuple les forêts environnantes, qui est un peu à la jungle ce que la panthère des neiges est à la haute montagne.

Le lendemain, alors que nous descendions en conversant de la manière la moins discrète qui soit, nous tombons précisément nez-à-nez sur le sentier avec deux pandas roux, aussi surpris que nous par cette rencontre improbable. Ils disparaissent dans les fourrés en un éclair, leur queue touffue flamboyant dans la verdure. Les Népalais les appellent « chat-ours » (à ne pas confondre avec le fromage bourguignon), c’est une espèce en voie d’extinction qui peuple encore certaines régions de l’Himalaya et du sud de la Chine. D’un point de vue purement biologique, le panda roux est à vrai dire plus proche des ratons-laveurs et des belettes que des ours ; c’est le dernier représentant vivant de la famille des ailuridés. Cette rencontre mystique vient clore notre pèlerinage, juste avant que nous ne retrouvions le plancher des vaches. Puis c’est le retour à la civilisation : dans la vallée résonnent les klaxons, les rires des enfants qui rentrent de l’école avec des agneaux dans les bras, les sifflets des entraîneurs de football et de volleyball qui font courir leur équipe sur des terrains vagues.

Élections népalaises

Sur la route du retour vers Kathmandou l’agitation est à son comble : les élections parlementaires doivent avoir lieu dans trois jours, soit le 20 novembre. Plus de 275 représentants seront être élus à travers les sept provinces du pays pour une durée de cinq ans. Les convois de motards se succèdent, les bannières de leur parti flottant au vent dans leur sillage. On a la surprise de reconnaître beaucoup de drapeaux communistes. Les foules sont haranguées sur les places des villages où sont dressées de modestes estrades, les orateurs se tenant parfois simplement debout sur des pick-ups. Les routes sont encombrées, ça bouchonne. Une fois de retour à Kathmandou, l’événement nous immobilise pour quelques jours puisque plus aucun transport public n’est autorisé à circuler durant cette phase finale des élections. C’est le retour au confinement, qui va jusqu’à interdire la vente d’alcool pour éviter que les esprits ne s’échauffent trop. L’occasion pour nous de découvrir un tout autre visage de la ville, silencieuse, vidée de sa circulation et de son agitation habituelle. L’occasion de reposer nos jambes aussi, avant de repartir sur Pokhara d’où nous devons nous lancer à la conquête de l’Annapurna !

Bonus : l’abominable homme des neiges, histoire d’un mythe tibétain

Parmi les nombreuses légendes peuplant la vallée du Langtang, l’une des plus fameuses demeure celle du yéti, que certains aînés continuent d’entretenir. Le plus ancien témoignage occidental concernant cette étrange créature humanoïde remonte à 1832. Les Européens rapportent bientôt que tous les Tibétains, enfants comme adultes, croient en l’existence de ce « croque-mitaine » de l’Himalaya. C’est dans la vallée du Khumbu au pied de l’Everest que la légende a véritablement mis le feu aux poudres de l’imagination européenne, alors qu’étaient organisées les premières missions sur l’Everest de ce côté-là de la montagne sacrée, après que le royaume du Népal ait enfin ouvert ses portes aux étrangers en 1951. D’entrée de jeu, l’histoire a fasciné le public. Tout de même, imaginez un peu : une espèce inconnue au bataillon, et si c’était le chaînon manquant entre les grands primates et les hominidés dont les premières théories darwinistes postulaient déjà l’existence ? Aussi, à une époque où chaque recoin du monde avait déjà été foulé et cartographié, il ne restait guère que les cimes glacées garnissant le toit du monde ainsi que les abîmes océaniques pour laisser vagabonder l’imagination. L’Himalaya était « une région trop magique pour ne pas cacher de mystère ». Si beaucoup d’aventuriers et de scientifiques ont cru dur comme fer à l’existence du yéti, cela a également constitué pour eux un moyen comme un autre de demander aux grands journaux de financer leurs coûteuses expéditions. En peu de temps, tout le monde a versé dans le sensationnalisme et s’est lancé à la poursuite de cette nouvelle chimère : l’Angleterre d’abord, puis dans son sillage l’Amérique, la Chine, la Russie. Les descriptions varient : le yéti est de toutes les tailles, de toutes les formes, de toutes les couleurs, certains chercheurs estiment sa population à plusieurs milliers. Et pourtant il court il court, le yéti, les expéditions se succèdent sans parvenir à rapporter des preuves convaincantes de son existence. La plus célèbre pièce à conviction a été un scalp conservé dans un monastère bouddhiste, qui fût ramené en occident pour expertise. D’abord authentifié, il s’est ensuite avéré qu’il s’agissait de poils de chèvre. Le mythe n’a pas eu la peau assez dure pour survivre au rationalisme européen. Malgré tout, le yéti demeure pour de nombreuses communautés himalayennes une croyance liée à la montagne, cet environnement liminal dans lequel est abolie la frontière entre le magique et le rationnel, entre le sacré et le profane.

Source : Affaires sensibles, épisode 11 : « L’abominable homme des neiges, une rencontre au sommet ». Le cri du yéti selon un sherpa à 32:20 vaut particulièrement le détour.  

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