La vallée du Fergana (Kirghizistan)

La route du sud

Après avoir couru les lacs, steppes et montagnes de l’est et du centre du Kirghizistan pendant près d’un mois, nous prenons la route du sud-ouest vers la vallée du Fergana. Hier comme aujourd’hui, cette dernière offre un point de passage privilégié vers l’Ouzbékistan, véritable plaque tournante de l’Asie centrale et des itinéraires des routes de la soie. Mais la route est longue depuis Bishkek, aussi décidons-nous de la diviser en deux en faisant un arrêt au réservoir de Toktogul, au cœur des montagnes.

Une fois Bishkek derrière, une route sinueuse et accidentée permet de franchir la chaîne Ala Too des Tian Shan du nord au sud. Au sommet de cette route, nous nous retrouvons bloqués devant l’entrée d’un tunnel. Le convoi venant de la direction opposée sort du tunnel, puis les minutes défilent, la barrière reste baissée, rien ne se passe. Les minutes se transforment en heures, quand soudain un berger sur son cheval sort du tunnel à la tête d’un interminable cortège de chèvres et de moutons. On ne peut pas dire qu’on s’y attendait, mais après tout pourquoi ne pas laisser bénéficier tout le monde de ces nouvelles infrastructures ? Une fois de l’autre côté, nous découvrons la vaste plaine du Suusamyr dominée de partout par des sommets couverts de neige, un panorama inoubliable. Des yourtes jalonnent la route, vendant des bricoles aux voyageurs voulant se dégourdir les jambes. Puis l’environnement se métamorphose à mesure que le soleil décline : les vertes steppes aux rondes collines se resserrent en d’étroites gorges arides, au débouché desquelles se trouve Toktogul, dans un environnement minéral à la végétation méditerranéenne.

Arslanbob

Une seconde journée de voyage est nécessaire pour rejoindre le beau village d’Arslanbob. Il se trouve à l’extrémité d’une vallée aride partant de la vallée du Fergana, à l’ombre du massif de Babash-Ata, abrupte montagne de calcaire culminant à plus de 4400 mètres d’altitude. L’une des multiples particularités du village d’Arslanbob est que sa population est ouzbèke. Un village ouzbek au Kirghizistan, nous voici déjà les pieds dans la découpe soviétique des régions d’Asie centrale dont résultent tant de problèmes depuis la chute de l’Union Soviétique. Et à ce sujet, c’est justement le jour de la fête nationale de l’indépendance des républiques d’Asie centrale que nous y arrivons, le 31 août ! Cependant, pas de feux d’artifices ni de défilé en grandes pompes dans ce petit village très pieux où l’Islam est plus présent qu’à aucun autre endroit que nous avons visité au Kirghizistan. Même la nouvelle du décès de Gorbatchev passe relativement inaperçue. Curieux coup du sort tout de même, que son départ coïncide avec la fête d’indépendance des républiques d’Asie centrale, dont il avait indirectement été l’instigateur avec la Glasnost.

Les noyers

Mais revenons-en aux particularités d’Arslanbob. La principale d’entre elles, c’est sans conteste son immense forêt de noyer, l’une des plus grandes et des plus anciennes au monde. En fait, disons-le clairement, c’est de là que seraient originaires les noix que nous consommons partout dans le monde. Entre diverses explications, elles auraient été rapportées en Europe par Alexandre le Grand, dont nous croisons la route une fois de plus. La légende dit qu’une partie de son armée serait tombée malade après avoir consommé une nourriture impure. Alexandre aurait donc cherché secours auprès de la population locale, et aurait été conseillé de se rendre dans cette vallée pour y manger ces étranges fruits à coque aux vertus magiques. Satisfaits du résultat, lui et son armée en auraient ramené avec eux jusqu’en Macédoine pour enrichir le régime méditerranéen de cette calorique découverte. « C’est vraiment une armée d’écureuils ! » plaisante un de nos amis. D’ailleurs en russe, les noix se nomment « грецкий орех », soit « noix grecque ». Le mythe a la coque dure ! Si cette espèce se plaît à ce point dans la vallée d’Arslanbob, c’est tout de même parce que cette dernière réunit toutes les meilleures conditions possibles pour sa prolifération. La vie du village est rythmée par la récolte, qui se déroule entre la fin du mois de septembre et le mois d’octobre. Tout le monde est mobilisé pour ce labeur colossal, les femmes et les hommes, les vieillards comme les enfants. Les familles offrent chacune à tour de rôle une bête pour nourrir cette main d’oeuvre de 16 000 âmes. C’est une période de partage et de solidarité, dont résulte une exportation annuelle de plus de 1000 tonnes de noix. Quant à nous, nous nous goinfrons à chaque petit-déjeuner de leurs délicieux gâteaux aux noix.

Vue en surplomb sur la forêt de noyers, qui s'étend au second plan à droite
À l’ombre du Babash-Ata

La balade entre les troncs noueux et épais ce cette forêt millénaire est un enchantement. Ils s’accrochent aux pentes poussiéreuses de la vallée et bordent des champs qui occupent chaque replat. Tout y pousse : patates, oignons, haricots, tomates. Il émane une abondance de ce lieu qui contraste grandement avec le reste du pays. C’est sans doute pour cette raison que la sédentarité y est bien implantée depuis des siècles. Où est-ce uniquement parce que ce sont des Ouzbeks qui s’y sont installés plutôt que des Kirghizes ? Une ethnie sédentaire sur une terre fertile ? D’ailleurs, l’architecture change aussi du reste du pays. Elle y est plus naturelle, elle n’a pas été forcée par la main soviétique. C’est une antithèse de la steppe. Plus haut au fond de la vallée, le paysage s’ouvre sur des prairies sèches et des forêts d’arbustes, dominées par de grandes falaises de calcaire dont sont tombés d’énormes blocs et dont jaillissent des cascades. Des torrents sortent de terre et se déversent librement dans des plaines montagnardes où paissent moutons et chevaux. Et les vautours planent haut dans le ciel, toujours. « L’hiver, ça se skie bien ! », nous assure notre hôte dont le certificat de guide de montagne octroyé par un expert suisse est fièrement arboré au mur de la salle à manger.  

Och, capitale du sud

Depuis Arslanbob, nous repartons sur la ville d’Osh, capitale kirghize de la vallée du Fergana. Pour s’y rendre, nous transitons par la ville de Djalalabad. Ces deux villes ont été le théâtre d’événements tragiques en 1990 puis en 2010, en raison de l’importante tension ethnique existant entre populations kirghizes et ouzbèkes. C’est le découpage impossible de la vallée du Fergana : si les villes étaient (et sont toujours !) essentiellement ouzbèkes, les terres autour étaient exploitées par des Kirghizes. Voilà en partie pourquoi les villes d’Osh et de Jalalabad ont été rattachées au Kirghizistan plutôt qu’à l’Ouzbékistan. Les manifestations de 2010 avaient fait plus de 1000 morts, des milliers de blessés et des centaines de milliers de réfugiés. Si la vallée du Fergana est une véritable poudrière depuis l’indépendance des républiques d’Asie centrale en 1991, c’est en raison du découpage extrêmement compliqué de cette région opéré par Staline dans les années 1920. En résultent de nombreuses enclaves entre les pays et des violences ethniques fréquentes. Il a longtemps été considéré que ce découpage des frontière était purement fantaisiste et qu’il était destiné à maintenir une certaine instabilité dans la région justifiant la tutelle russe. Or, ce découpage des frontières n’était initialement pas si fantaisiste que ça et avait fait l’objet d’une réflexion approfondie de la part des autorités soviétiques. Le problème résulte surtout dans la volonté de dresser des frontières sur un territoire qui n’en avait jamais connu, et qui comprenait une telle diversité ethnique aussi étroitement enchevêtrée, comprenant à la fois des populations nomades et sédentaires (et ce parfois au sein d’un même groupe ethnique !) : Kirghizes, Tadjiks, Ouzbeks, Ouighours, Turkmènes… Aussi longtemps que ces frontières se trouvaient sous la coupole de l’Union Soviétique, ça a tenu dans la mesure où celles-ci étaient uniquement administratives et n’entravaient nullement la multiethnicité et le multilinguisme. Mais dans un contexte moderne d’autodéfinition des frontières et d’identités nationales propres, la porte de la guerre est grande ouverte.

Suleiman Too, un monument des routes de la soie

La ville d’Osh est dominée par une étrange montagne, Suleiman Too (« Le Trône de Suleiman »), qui constitue un monument historique classé au patrimoine mondial de l’UNESCO, le seul de tout le pays. Avec sa forme emblématique se dressant au milieu de cette plaine fertile, cette montagne était un véritable phare pour les voyageurs des routes de la soie. Selon les populations locales, elle représente l’archétype de la montagne sacrée dont parlent les contes et légendes d’Asie centrale. Elle est un peu au Fergana ce qu’Arthur’s Seat est à Edinburgh et aux légendes celtiques. Les nombreuses grottes qu’elle abrite recèlent des lieux de culte vieux de plusieurs millénaires, et les traditions se sont perpétuées jusqu’à aujourd’hui : tout le monde y vient encore soigner ses menus problèmes.

Le sentier cheminant sur la colline reste un lieu privilégié de balade intergénérationnelle. Plusieurs mosquées se cachent dans les replis de la montagne, et des milliers de gravures de différentes époques sont disséminées sur l’ensemble du site. Dans les grottes, peu de traces subsistent des rituels passés. Les vieux préservatifs traînant parmi les déchets qui jonchent le sol apparaissent même comme un comique pied de nez aux rituels immémoriaux pratiqués en ce genre de lieux pour assurer la fertilité : on s’en garde bien aujourd’hui, mais l’intimité du lieu n’a pas cessé d’exercer son influence. La ville s’étend tout autour de la montagne, et de nombreux chemins secondaires permettent de multiplier des points de vue spectaculaires. Au coucher du soleil, les cimes enneigées du Pamir apparaissent au sud loin au-dessus de la ligne d’horizon, voilée par la poussière et la pollution. Dans quelques jours, nous vadrouillerons aux pieds de ces géants de glace !

En bas de la colline se trouve un musée national d’histoire et d’archéologie dédié au complexe de Suleiman Too. Nous y vivons une expérience muséale typique du post-soviétisme : toutes les explications sont en russe et la lumière violette est si épouvantable qu’il faut froncer les yeux dans un vain effort pour déchiffrer le cyrillique. Pendant ce temps, les ronflements sonores de la gardienne s’élèvent du fond de la salle, laissant planer une atmosphère terriblement soporifique et nous donnant une seule envie : nous allonger sur cette épaisse moquette pour y faire un somme. Pourtant, les trouvailles archéologiques exceptionnelles de la région méritent le détour et soulignent la richesse historique du lieu, au carrefour entre différentes régions, différentes cultures. Entre autres y sont disposés les artefacts découverts lors de la fouille d’un grand village de la culture de Chust* localisé au pied de la colline Suleiman Too, daté entre la fin du second et le début du premier millénaire avant notre ère. Quatorze terrasses et les structures d’habitat associées (maisons semi-enterrées) y ont été découvertes.

*La culture de Chust se développe sur l’ensemble de la vallée du Fergana entre 1500 et 900 avant notre ère. Selon l’état actuel de la recherche, cette culture devrait être associée à un peuple de langue iranienne, comme les nomades Saka, Scythes ou encore Sarmates. Si cette hypothèse venait à se vérifier, cela en ferait l’une des plus anciennes cultures sédentaires de langue iranienne.

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