Thessalonique, soeur d'Alexandre et mère d'Israël

Quatre heures de route à travers la Macédoine nous mènent des derniers reliefs balkaniques au plat-pays du nord de la Grèce, un paysage entièrement voué à l’agriculture. Lors d’une première balade à Thessalonique, ce qui saute aux yeux, c’est qu’il ne reste pas grand-chose de la ville antique, au contraire d’Athènes par exemple. Cela est dû en partie au terrible incendie qui avait ravagé toute la basse ville en 1917, laissant plus de 70 000 personnes sans abri. Toujours est-il que cela fait une drôle d’impression de se balader dans la capitale historique de Macédoine, plus puissante ville du nord de la Grèce pendant des siècles, entre tous ces bâtiments modernes qui écrasent de temps à autre une petite église ou une chapelle orthodoxe entre leurs grandes façades fissurées et délavées. Les vestiges rescapés des temps anciens, dont plusieurs sont inscrits à l’Unesco, parsèment donc la ville moderne sans lien apparent, ce qui contribue à créer un sentiment de confusion : des bains ottomans à l’entrée d’un parc, un portail romain sur un rond-point. Il n’y a guère que le quartier de l’acropole où un semblant de vieille ville a résisté aux assauts du temps. De charmantes ruelles mènent au sommet, où se trouve le service archéologique et son lapidaire dans un pré fleuri, dans lequel se mélangent des stèles en grec, en arabe et en hébreux. Si l’histoire de cette ville est physiquement difficile à saisir, elle n’en est pas moins d’une richesse épatante, d’Alexandre le Grand à l’actuelle seconde ville de Grèce en passant par la capitale juive de la Renaissance.

Balade sur l'acropole

Un cadeau d'Espagne

Thessalonique fût fondée au 4ème siècle avant notre ère par le général Cassandre en l’honneur de sa femme Thessaloniki, la sœur d’Alexandre le Grand. Elle s’est rapidement développée en l’une des plus importante cités du monde grec, avec sa grande baie parfaitement abritée située au débouché de multiples voies importantes venant des Balkans. Qui eut pu imaginer que le destin de cette ville fût si étroitement lié dans son développement ultérieur à d’autres événements survenus bien plus tard en Espagne ? Il faut remonter à l’an 1492, quand s’achève la Reconquista en Andalousie sous l’égide du roi Fernand d’Espagne et de sa femme Isabelle. C’était l’aboutissement d’une pénible entreprise partie des monts brumeux et inaccessibles du nord du pays près de cinq siècles auparavant, qui eut pour conséquence l’exode massif des populations refusant de se soumettre au catholicisme, en particulier des Arabes et des Juifs (cela fait l’objet d’un récit très prenant dans Léon l’Africain, le roman d’Amin Maalouf).

Dès ce moment, la communauté juive de Thessalonique (jusqu’alors des Romaniotes) passe de minorité à majorité, avec une arrivée massive de Sépharades d’Espagne et du Portugal. La ville de Thessalonique est alors sous domination ottomane. Cet afflux de milliers de nouveaux habitant-e-s en fait en l’espace de quelques décennies l’un des lieux majeurs du judaïsme. Si bien que de nouveaux surnoms tels que la « Mère d’Israël » et la « Nouvelle Jérusalem » font leur apparition dès le 16ème siècle. Cette nouvelle population a contribué à une puissante revitalisation économique de la ville, qui avait considérablement souffert de la conquête ottomane : elle était passée en l’espace de quelques années de l’une des plus grandes villes de Grèce à une bourgade de moins de 11’000 habitant-e-s. Ce sont près de 20’000 Juifs-ves sépharades qui arrivent à la fin du 15ème siècle, et d’autres affluent au siècle suivant du Portugal, de Sicile, d’Italie et du Maghreb. Les retombées économiques ne se sont pas faites attendre, et différentes industries ont été développées telles que l’exploitation de minerais des régions alentour et la fondation d’une importante imprimerie entre 1510 et 1520.

La nouvelle Jérusalem

Tout allait donc pour le mieux jusqu’à cette première grande tragédie que fût l’incendie de 1917, qui a ravagé les quartiers juifs. Hélas, ce n’était que le signe avant-coureur d’un long et terrifiant cortège de calamités. Mais revenons un peu en arrière. À la fin du 19ème siècle, l’on recense une population juive de 70 000 personnes, dont plus de 90% était d’origine sépharade et de langue espagnole. Elle constituait alors plus de la moitié de la population totale de la ville et elle était à la tête de la plupart des commerces et industries et représentait l’essentiel des forces vives de la ville.

Visite du Musée juif de Thessalonique

Les samedis et les jours de fêtes juives, la ville était déserte. La ville comptait alors plus de 30 synagogues, de nombreux édifices religieux et l’un des plus grands cimetières juifs au monde. D’importants séminaires y avaient lieu, rassemblant des rabbins et étudiants du monde entier.

Cet âge d’or connaît une fin abrupte et tragique avec l’invasion de la Grèce par l’Allemagne nazie en 1941 : plus de 95% de cette population juive est alors déportée et assassinée. Toute trace de culture juive est frappée d’anathème, effacée des moindres recoins de la ville. Le cimetière, qui comprenait alors plus de 300 000 tombes, est intégralement rasé, les pierres tombales transformées en matériau de construction. Le même sort attendait la trentaine de synagogues et chacun des autres édifices touchant au judaïsme. À l’issue de la guerre, il ne restait que 724 survivant-e-s à Thessalonique. D’autres sont revenu-e-s dans l’année qui suivit, les survivant-e-s des camps de concentration, portant leur total à moins de 2000. La plupart étaient uniques rescapé-e-s de familles nombreuses et de nouveaux couples ont rapidement été formés pour refonder des familles. La plupart sont partis rejoindre les leurs lors de la fondation de l’État d’Israël, ne supportant plus de vivre dans cette ville leur rappelant trop de souvenirs douloureux.

Une des rares stèles portant une inscription en hébreux à avoir survécu à la guerre, dans le lapidaire du service archéologique

Des survivants de l’holocauste… à l’armée Démocratique

La poignée de survivant-e-s à Thessalonique était essentiellement composée de gens partis rejoindre la résistance grecque, qui se terrait dans les montagnes pour mener des actions armées contre l’envahisseur. Ce sont ces mêmes personnes qui sont devenues plus tard, à l’issue de la guerre, l’armée Démocratique, qui connut une fin tragique dans la guerre civile grecque (1946-1949). La victoire de l’armée nationale a été largement supportée par les Alliés, qui encourageaient la Grèce à « casser du communiste » pour reprendre leurs termes. La propagande diffusée dans les rues des villes au moyen de haut-parleurs traitait les sympathisant-e-s de gauche de « résidus de tonneau de sardines » et de « vermine antihellénique ». La menace, en cas du moindre soupçon, était l’envoi immédiat dans des camps de « rééducation ». Le plus tragiquement célèbre d’entre eux est celui de l’île de Makronissos, où ont été déportées, torturées et très souvent assassinées plus de 80 000 personnes. Cette guerre civile, dont le déroulement et les enjeux rappellent fortement ceux de la guerre d’Espagne, a fait au moins 150 000 morts. Pourtant cet épisode de l’histoire reste très méconnu du tourisme et demeure très tabou. Il n’est donc pas étonnant de constater encore aujourd’hui en Grèce le succès des mouvements socialistes, communistes et anarchistes. À Thessalonique comme à Athènes, des tags et des affiches occupent le moindre espace disponible sur les murs.  « Eleftheria », « Liberté », nous disent-ils. Le parti d’extrême droite Aube Dorée n’a qu’à bien se tenir avec son idéologie nauséabonde, les comptes sont loin d’être faits et les plaies de l’histoire ne sont pas cicatrisées.

Affiche de propagande du Front de libération nationale grec (EAM), que beaucoup de Juifs avaient rejoint pour échapper au régime nazi

La Thessalonique turque

Après avoir parlé de la Thessalonique macédonienne et juive, cet article ne peut être conclu sans parler de la Thessalonique turque. Tout d’abord parce que c’est dans cette ville qu’est né et qu’a grandi et développé ses idéaux nationalistes Mustafa Kemal Atatürk, le « Père des Turcs » (1881-1938), un musée à sa gloire a été installé dans la maison familiale. Ensuite, car Thessalonique a été le centre de développement du parti des Jeunes-Turcs (aussi appelé « Comité Union et Progrès »), fondé le 14 juillet 1889. Si cette date vous dit quelque chose, ce n’est pas un hasard : elle correspond au centenaire de la prise  de la Bastille à Paris. Différents buts réunissaient ces activistes : nationalisme, libéralisation et modernisation du pays, recul de l’Islam. Après quelques années marquées par des actions politiques de moindre envergure, ils ont fini par lancer une véritable révolution armée contre le Sultan Abdülhamid II, en 1908. Le parti reçut un soutien massif de l’armée et, paradoxalement, d’un peuple encore profondément musulman. Le sultan a donc dû céder sa place au Comité Union et Progrès, après plusieurs revers sanglants. Cet épisode marque la fin de plusieurs siècles de monarchie absolue en Turquie, peu de temps avant l’effondrement définitif de l’Empire ottoman. Le Sultan a quant à lui été placé en résidence surveillée à Thessalonique pour le restant de sa vie.

Voici la maison où est né et a grandi Mustafa Kemal Atatürk

 Une fois au pouvoir, les Jeunes-Turcs ont entrepris de « régénérer l’Empire », avec pour modèle les institutions occidentales. Seulement, ces institutions n’ont pas su prendre en compte les différentes minorités ethniques de l’Empire, et cela déboucha entre autre sur le génocide arménien (plus d’un million de morts entre 1915-1916), et sur un exode massif des communautés chrétiennes, parachevée par la migration de la population grecque de Turquie à l’issue de la guerre gréco-turque en 1922 (environ 1 300 000 personnes, tandis que 385 000 Turcs quittent la Grèce pour la Turquie). Tout était pourtant bien parti, les minorités ethniques ayant pris une part active aux premières heures d’existence du parti. Mais la multiethnicité de l’Empire n’a pas su résister à l’ambition croissante et implacable des Jeunes-Turcs. Parmi les plus sinistres acteurs du parti, il nous faut mentionner Ismaïl Enver Pacha, l’un des instigateurs du génocide arménien. Nous aurons l’occasion de nous repencher sur ce singulier personnage lorsque nous serons en Ouzbékistan, pays où il a tenté de mener à leur apogée ses idéaux « panturquistes » quelques années plus tard. Le parti s’est effondré en 1918, et les principaux instigateurs du génocide ont été jugés et condamnés à mort. Cependant, le parti d’Atatürk s’est inscrit dans la continuité intellectuelle des Jeunes-Turcs en faisant sienne cette simple maxime : « La Turquie aux Turcs ».

Bonus : une balade mythologique

Nous nous joignons le dernier soir de notre séjour à un « free walking tour » (concept de visite guidée qui se retrouve dans plusieurs grandes villes touristiques et fonctionnant au pourboire). La visite est conduite par Giorgos, un Grec théâtral à la voix de stentor et à l’accent marqué. Aujourd’hui, c’est la mythologie qui est à l’honneur, l’occasion d’en revisiter certaines bases de manière ludique. Entre de nombreuses anecdotes, mentionnons d’abord la voie lactée, « galaxie » en grec, qui signifie littéralement le « lait dehors », sorti du sein de la mère d’Héraclès. Autrefois, le premier mois de l’année était le mois de Mars, dieu de la guerre, car c’était au printemps que commençait la saison de la guerre. L’année était alors seulement composée de 10 mois. L’origine d’avril fait encore l’objet d’un débat, mais il avait de bonnes chances d’être consacré à Aphrodite. Mai était dédié à Maia, déesse romaine de la fertilité et du printemps, juin à Junon, puis juillet et août à Jules César et à Auguste dès la fin de la République romaine. Suite à un curieux manque d’inspiration, ou peut-être parce qu’aucun autre empereur n’a suffisamment marqué la postérité (on aurait donné un vote à Marc Aurèle, tout de même), les mois restants portent simplement le nom du numéro correspondant : septembre, octobre, novembre et décembre, c’est transparent. Quand il fût décidé de rajouter deux mois, le premier fût dédié à Janus, ambiguë divinité représentée avec deux visages, l’un regardant vers l’année écoulée et l’autre vers l’année à venir. Le second fût appelé février du latin februare, « purifier ». Il s’agit donc d’un mois dédié à la purification avant le début du nouveau printemps. Nous nous arrêtons dans une ruelle improbable, sans issue et sans grand charme. Celle-ci s’appelle Odeon Agapis, la « rue de l’Amour ». Il s’agit de la seule rue de la ville dont aucune plaquette n’indique le nom : toutes ont été volées à peine installées, et la ville a préféré laisser tomber l’affaire plutôt que d’en changer de nom. Enfin, si l’on touche du bois, c’est pour réveiller les fées qui y sommeillent afin qu’elles nous viennent en aide quand le défilé dionysiaque est à nos trousses. Un conseil qui pourra sans doute nous être d’une précieuse utilité pour le reste du voyage. Nous quittons Giorgos sur quelques réflexions sur la Grèce moderne, dont le peuple oscille toujours entre folie et raison, dionysisme et apollinisme. Alors qu’Hélios et son attelage finissent leur course quotidienne au-delà des mers, il est l’heure pour nous de retourner chercher nos affaires et de nous préparer à affronter un long trajet nocturne en direction de Sofia (Bulgarie) d’où nous gagnerons Istanbul, étape finale de notre périple européen.

Un dernier coucher de soleil à Thessalonique

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