
Song Kul – chroniques d’expédition pt. 2
Song Kul – chroniques d’expédition pt. 2 Les taxis Après quelques jours de repos bienvenus dans le village de Bokobayevo, nous poursuivons notre périple en
Vous souhaitez vous rendre à un endroit plus éloigné que ceux figurant sur les circuits principaux du Kirghizistan sans trop vous faire arnaquer? Rendez-vous à l’avtovokzal et attendez deux ou trois heures pour voir si un minibus passe. En parallèle, engagez les négociations avec le chauffeurs de taxis, et laissez mijoter : si un providentiel minibus n’est pas encore passé, il y a de fortes chances que le prix du taxi rejoigne votre offre initiale. Après cette pêche à la marshrutka peu fructueuse (mais ô combien symptomatique des transports au Kirghizistan) dans la petite ville de Kochkor, nous rejoignons la seule ville du sud du pays, Naryn. Il s’agit en fait plutôt d’un village de 50’000 âmes étalé dans une vallée sur des kilomètres et des kilomètres, un peu comme une version augmentée de la Sagne, petit village dans les hauts du canton de Neuchâtel, dans un environnement minéral. En cette fin du mois d’août, nous y prenons quelques jours pour préparer une expédition dans la rangée la plus australes des Tian Shan, qui doit nous permettre de visiter un vieux caravansérail et d’atteindre un col à 4000 mètres d’altitude duquel s’offre une vue imprenable sur le lac de Chatyr Köl et au-delà, sur la Chine. Dans notre auberge, nous trouvons un nouveau compagnon de voyage, décidé à nous rejoindre pour ce périple : Erkin, un américain qui parle… kirghize ?!
C’est un roman qu’il faudrait pour raconter l’histoire de ce personnage et de sa famille, on se contentera de ces quelques lignes. Erkin est un homme qui en impose, la soixantaine lui va bien. Il émane de lui un calme intérieur qui met tout le monde à l’aise, et en entamant la discussion avec lui on se rend rapidement compte qu’il semble avoir vécu dix vies. Il effectue un pèlerinage en Asie Centrale en mémoire de sa famille, son père était un Ouzbek de la vallée du Fergana. L’histoire à la fois tragique, romanesque et héroïque de ce dernier est celle de tant d’autres Ouzbeks, Kirghizes ou Kazakhs nés au début du 20ème siècle.
Ils étaient deux frères dans la famille, l’aîné Yoldash et le père d’Erkin. Dans les années 1920, Yoldash, jeune intellectuel désireux de défendre ses idéaux, rejoint le mouvement d’indépendance du Turkestan, dont l’objectif était de libérer l’Asie centrale du joug russe. Il est exécuté par les Soviets, victime de l’impitoyable répression exercée par le régime stalinien. Puis le père d’Erkin est enrôlé de force dans l’armée soviétique et envoyé sur le front de la Seconde guerre Mondiale pour combattre les Allemands. Blessé en Ukraine en 1941, il s’est retrouvé coincé au-delà de la ligne de front, du côté allemand. Il a ensuite rejoint la légion du Turkistan, l’une des Ostlegionen allemandes qui rassemblait des prisonniers de guerre et des déserteurs ou autres dissidents originaires d’Asie centrale pour lutter contre l’ennemi communiste. Les Nazis ont essayé d’exacerber chez eux un sentiment nationaliste panturquiste pour générer plus d’instabilité au cœur de l’URSS. Certains rejoignaient cette légion sous la contrainte, pour échapper à une mort certaine dans les camps de prisonniers.
Beaucoup d’autres la rejoignaient par conviction, la Russie étant pour eux le pire oppresseur et espérant qu’une défaite de l’Unions Soviétique pourrait ouvrir la voie à un Turkestan indépendant. Toutefois, la légion du Turkestan n’aura pas vécu longtemps avant d’être balayée par les forces Alliées. Beaucoup de ses soldats ont alors été renvoyés en Russie où ils ont été fusillés, ou dans le meilleur des cas envoyés au goulag, soit pour collaboration, soit pour désertion. À l’époque des purges staliniennes, les prétextes ne manquaient pas. Et s’ils manquaient, on les inventait sans le moindre scrupule. Il existe même un mot russe pour désigner le phénomène : kompromat, c’est assez transparent. Bref, la terreur stalinienne sévissait toujours et le père d’Erkin était conscient de ce qui lui pendait au nez s’il rentrait en Ouzbékistan. Il est donc resté caché dans un village en Allemagne, où il a rencontré puis marié une Bavaroise issue d’une famille progressiste et cultivée éprise d’Orient.
Ils partent construire leur vie aux États-Unis puis, quand le géant de l’URSS commence à tituber, le père d’Erkin commence un travail d’informateur sur l’Asie centrale. Car l’Occident ignore absolument tout de cette région, et commence à peine à réaliser tous les profits qu’il pourrait en tirer. Il devient ensuite conseiller politique et économique, aussi bien pour les pays occidentaux que pour les nouveaux états émergeant en Asie centrale. Erkin passe son enfance à Ankara puis à Fethiye (en Turquie) aux côtés de sa mère, sur la Voie Lycienne, un lieu commun pour nous. Il a d’abord rejoint l’entreprise à son père pendant un temps, puis dans un tout autre domaine a œuvré pendant des années à la protection des forêts et des terres agricoles situées le long de l’Appalachian Trail aux États-Unis, un itinéraire de randonnée parcourant l’est du pays sur plus de 3200 kilomètres et initié au début des années 1920. Il pense aujourd’hui se lancer dans des projets similaires en Asie centrale. Erkin a ajouté le prénom de son oncle à son premier prénom. Non seulement il en honore la mémoire, mais il en fait une véritable philosophie, car Yoldash signifie « compagnon de voyage » en ouzbek. Un très grand merci à lui, qui nous a permis de raconter l’histoire de sa famille.
C’est donc avec Erkin et Rupert, un jeune anglais passé de la poésie d’un doctorat en études paléoenvironnementales en Islande au business lucratif des assurances, que nous sautons dans un taxi pour Tash Rabat, point de départ de notre expédition dans la chaîne sud-ouest des Tian Shan. Une crevaison plus tard, nous arrivons devant un caravansérail magnifiquement restauré, intégralement construit en schiste à plus de 3200 mètres d’altitude. Comme d’habitude, un orage se déchaîne dans le fond de vallée, l’écho du tonnerre roulant entre les falaises et faisant trembler le sol. En fin de compte, quel meilleur moyen de se mettre à l’abri des intempéries qu’un caravansérail vieux de plusieurs siècles, pour se glisser dans la peau des pèlerins et des marchands de la route de la soie ? À l’intérieur, les éclairs illuminent la pénombre. Cet édifice a été construit assez tardivement, au début du 15ème siècle selon des auteurs de l’époque, et est situé sur la route qui reliait le bassin du Tarim et ses nombreuses oasis (Khotan, Kashgar, Yarkand, étapes incontournables de la route de la soie) au lac Iessik Kul et, plus loin au nord, à la Sibérie.
Erkin nous apprend que pas plus tard qu’au début du 20ème siècle, son grand-père se rendait encore en Kashgarie à cheval pour y faire du commerce depuis la vallée du Fergana. Trente-et-un locaux et deux écuries s’agglutinent autour d’un espace commun plus lumineux, recouvert par un dôme atteignant une hauteur de vingt mètres. Celui-ci était à l’origine plaqué d’albâtre sur sa face interne, ce dont témoignent discrètement quelques moulures dans un état critique, et sur lesquelles l’œil devine des motifs géométriques réalisés à la peinture. Un tel bâtiment représente un investissement considérable, qui souligne l’importance de cet axe secondaire de la route de la soie et le profit que pouvaient en tirer les élites locales.
Quand l’orage finit par passer, nous nous lançons à l’assaut du Panda Pass, qui se cache dans les nuages plusieurs centaines de mètres au-dessus de nos têtes. Les femmes en charge du camp de yourte de Tash Rabat nous regardent passer d’un air amusé et nous soufflent « vous serez bien vite de retour chez nous » en pointant les nuages du doigt. Seules les marmottes ne semblent pas se formaliser de l’imprévisibilité de la météo, bondissant de partout à notre approche ou se tenant droites comme des statues sur leur rocher. Nous décidons de poser le camp un peu au-dessous du col, à la limite des pierriers. Dans les replis des falaises en surplomb apparaissent avec la lumière déclinante des dizaines de masques grimaçant, tantôt humains, tantôt bestiaux. Combien de marchands et de pèlerins s’aventurant sur cette route ont-ils moqué au fil des millénaires ?
Quand la pluie se remet à tomber, un berger passe au trot avec ses chevaux, dernier contact avec la civilisation pour les jours à venir. Commence alors un long jeu d’attente et de méditation. La pluie martèle les toiles de nos tentes toute la nuit sans discontinuer. Au réveil, nous décidons de rester une journée supplémentaire sur place pour voir comment le temps évolue : inutile de se risquer à plier bagage et de se perdre dans ce brouillard à couper au couteau. Nous multiplions les excursions autour du campement quand la visibilité s’améliore, avec pour seule compagnie d’immenses oiseaux de proie tournoyant sur la vallée : des gypaètes barbus, des vautours fauve, des vautours moine. Autant par dépit que pour me réchauffer, je me lance dans un aller-retour au col en fin de journée, affrontant les bourrasques et les premiers flocons qui se mettent à virevolter. Mais au sommet, à 4000 mètres d’altitude, le brouillard est tellement épais que je dois faire un petit tas de pierres pour me souvenir de quel côté redescendre. Au soir, un dernier regain d’espoir s’empare de nous : le ciel se dégage, la température chute. Demain, nous verrons la Chine c’est certain! Hélas à 5h00 du matin, c’est le bruit étouffé de la neige tombant sur la toile de tente et la lumière fantasmagorique qu’elle projette dans la pénombre qui nous réveille. Ambiance magique certes, mais c’en est fait de notre randonnée autour du massif. Nous sommes contraints de redescendre avant que trop de neige ne n’encombre le chemin.
De retour à Naryn, nous sommes contraints de repasser par Bishkek pour rejoindre notre prochaine étape, la vallée du Fergana. À vrai dire, la ville d’Osh n’est pas bien éloignée de Naryn à vol d’oiseau, mais c’est sans compter les montagnes et le manque de routes goudronnées, qui compliquent la circulation comme partout dans le pays. La voie la plus courte est donc hors de prix. Au final ça tombe bien : notre carte bancaire avait été avalée par un bancomate trop glouton à Thessalonique plus d’un mois plus tôt, et cela fait plusieurs semaines que nous courons après la nouvelle carte, que nous avions fait expédier à Karakol. Notre dernier espoir pour la récupérer est que l’auberge à laquelle nous l’avions envoyé la confie à des touristes regagnant la capitale.
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La vallée du Fergana (Kirghizistan) La route du sud Après avoir couru les lacs, steppes et montagnes de l’est et du centre du Kirghizistan pendant