
Chronique marocaine et apocalypse
Chronique marocaine et Apocalypse Mars 2020. Au retour d’une semaine de trek dans le Sahara, on apprend que les annulations à cause du Covid pleuvent
Le soleil se lève paresseusement sur la médine et l’Atlas. Le rooftop, quand on habite dans un labyrinthe chaotique et hyperactif comme les villes arabes, c’est un gage de qualité de vie. Ça permet de s’évader du tumulte du bazar et d’ouvrir l’horizon, de capter le gazouillis des oiseaux plutôt que les harangues des marchands de tapis et les klaxons des voitures. Premier constat : la globalisation a encore sévi, l’heure n’est plus aux pendules mais aux relations internationales. Il est donc la même heure qu’en Suisse cette année, ce qui n’était pas le cas l’année précédente. Hélas il n’y a pas que l’heure qui voyage au gré de l’économie, le coronavirus fait aussi son entrée au Maghreb. Difficile de ne pas penser à La Peste de Camus. Mais ici le virus n’a qu’à bien se tenir, nous assure-t-on : le climat est bon et les Berbères sont solides, il n’a pas la moindre chance. Nous partons donc la fleur au fusil pour effectuer cette deuxième partie de notre itinéraire dans les pas des Aït Atta.
Nous quittons Marrakech avec notre guide Mustafa et le chauffeur Mohamed, qui nous avait quitté l’année précédente avec un traditionnel « insh’allah nous nous reverrons ». Mustafa vient de la région du M’Goun, comme Mohamed l’année précédente. Il a étudié le droit à l’Université de Marrakech et porte un regard critique sur la société marocaine, fier de son appartenance berbère. De Ouarzazate, on tire plein sud à travers ce que les locaux appellent le « Colorado berbère », plateau austère bordé au nord par l’Atlas et à l’est par le Saghro. Les cours d’eau sont presque à sec au fond des oueds cette année ; mauvaise saison en perspective. Puis on retrouve la verte vallée du Draa, dont le nom évoque une autre couleur : celle de ses habitants, dont beaucoup étaient des esclaves originaires d’Afrique noire et qu’on appelait les « daraoui ». Le paysage s’ouvre sur une palmeraie foisonnant à perte de vue. À Zagora, on recoupe une fois de plus la route des antiques caravanes. Un panneau indique encore…. Tombouctou, 50 jours. Nous sommes aux portes du Mali et d’une histoire millénaire. Les 10h00 de trajet sont parsemées de kasbah et de ksars (ensemble de kasbah reliées par une muraille). Sur le flanc des montagnes, une écriture géante en arabe revient à plusieurs reprises : en haut Dieu, à droite la patrie et à gauche le roi. L’usage de la géologie au service de la propagande nationale.
Nous nous voyons gratifiés d’une petite leçon de toponymie et d’histoire berbère au fil de la route. Ouarzazate signifie à l’origine « il n’y a pas de problème ». Le nom remonte à l’époque des caravanes qui y étaient épargnées par les taxes : « pas de problème, circulez ». Marrakech évoque quant à elle la terre fertile consacrée à l’agriculture, c’est la « part de Dieu », phrase que l’on psalmodiait tout en semant les céréales. « Maroc » vient aussi du berbère, c’est le « coucher ». De soleil, s’entend, car le Maroc, c’est le couchant des pays berbères, unis sous le nom d’Imazighen. Le peuple berbère : Amazigh, leur langue tamazight. Le symbole du drapeau berbère correspond à la lettre « Z » dans l’alphabet berbère, le tifinagh. Il est symbole de trinité : âme, culture, langue. Pour dire bonjour, c’est « azul », comme le bleu espagnol. De là à penser que le nom « azur » vient de la couleur de leur turban associé à leur manière de se saluer, il n’y a qu’un pas. Les arrière-grands-parents du roi Mohamed VI, sultans de la dynastie alaouite dont l’origine est arabe, avaient mené une politique de répression contre la culture berbère, générant un mécontentement généralisé qui a débouché sur la guerre du Rif (1921-1927). Celle-ci a été menée contre la guérilla berbère par les protectorats espagnols puis français, qui souhaitaient maintenir la dynastie arabe au pouvoir. Le lourd tribut est d’au moins 25 000 morts. Aujourd’hui le berbère constitue la seconde langue nationale derrière l’arabe, et la principale composante ethnique (80%). Ils ont même un calendrier indépendant du calendrier hégirien des musulmans, dont le point de départ remonte à l’année…. 950 avant l’ère chrétienne ! Cette date correspond de manière approximative à l’avènement de la 22ème dynastie égyptienne, avec l’accession au pouvoir du pharaon Sheshonq Ier, originaire de la tribu libyenne berbère Mâchaouach. Elle est restée au pouvoir par intermittence jusqu’en 715 avant notre ère.
Arrivée au campement au soleil couchant, c’est l’heure du « whisky berbère » au sommet d’une dune. Le whisky berbère, c’est un tchaï (thé), servi en portant la théière le plus haut possible pour que ça fasse un maximum de bulles, petit rituel ostensible destiné à améliorer la qualité du thé. La région est particulièrement pauvre, délaissée par le gouvernement qui exploite pourtant ses gisements aurifères. Nos chameliers Mohamed et Saïd viennent du Saghro, que nous avons traversé l’année précédente. Ils transhument encore jusqu’à la vallée du Draa, qu’ils mettent environ deux semaines à atteindre depuis le Saghro. On part avec trois dromadaires, dont un jeune en dressage. Ceux-ci peuvent vivre jusqu’à 30 ans, les mâles sont utilisés pour le portage et les femelles pour l’élevage et le lait. Ils sont parfois têtus, globalement sympathiques et même affectueux. Récemment, l’un d’entre eux s’est enfui, il n’a été retrouvé que six mois plus tard dans la région, il se portait comme un charme. Les autorités algériennes ont rapporté l’avoir aperçu de l’autre côté de la frontière, qui est équipée de radars destinés à empêcher les véhicules clandestins de traverser, surtout en raison du trafic de haschisch. Malin comme un singe, le dromadaire !
Départ dans une palmeraie entrecoupée de dunes. On suit la vaste plaine du Draa, bordée de chaque côté par des massifs tabulaires. Un lycée apparaît au milieu de la palmeraie, puis un village fortifié en pisé que nous traversons par son labyrinthe de galeries semi-enterrées. Difficile de croire que des gens y vivent encore aujourd’hui comme il y a des siècles. Distribution de chocolat, passage à l’épicerie, dîner à l’ombre d’un palmier, la chaleur coupe l’appétit. La balade se poursuit dans le cours asséché du Draa, jusqu’au bivouac localisé au pied d’un djebel dont le sommet est accessible par une dune immense. Des Berbères plantent des arbres à proximité et les arrosent à l’aide d’une génératrice. Ce procédé leur permet de revendiquer ces terres, dans un contexte de gouvernance trouble dans lequel il est demandé à chaque tribu de fixer la limite de son territoire. Au moins cela a-t-il le mérite de contribuer au reboisement d’une région subissant les affres d’une sécheresse toujours plus impitoyable. Nuit à la belle étoile, hululement lointain d’une chouette esseulée dans ce désert.
Première étape au lever du soleil : gravir le djebel, au sommet duquel se trouvent les ruines d’un imposant village fortifié. Selon Mustafa, le village aurait été fondé sous la dynastie des Almoravides il y a un millénaire de cela. Quel privilège de pouvoir visiter des sites archéologiques à des endroits aussi reculés, on a l’impression d’en être les découvreurs ! À l’horizon, on aperçoit les bases militaires marocaines indiquant la frontière avec l’Algérie. Descente plein sud, sur un plateau aride puis dunes, dunes, vent, chaleur et dunes. On y passe la journée. Au bivouac, on attend le crépuscule pour que le vent retombe, le sable fouette le visage : tous dans la grande tente, à chasser les mouches et tuer le temps à grand renfort de whisky berbères et de théories sur le monde.
Le lendemain, on traverse le plateau de Beni Ali, recouvert des tombes et des fosses communes des soldats marocains tués durant la guerre contre l’Algérie en 1973. Tout ça pour que cette dernière gagne quelques arpents de désert sur le Maroc. Les tombes signalées par de grands cairns s’éparpillent jusqu’à la frontière actuelle. Le vent est si fort qu’après une traversée de près de 20 km, on patiente le reste de la journée dans la tente, à l’abris d’un grand tamaris, ces arbres du grand sec qui forment des dunes lorsqu’ils grandissent dans le désert. Le bivouac a du charme : dunes, tamaris noueux aussi rugueux que des peaux de dromadaires, usés par les vents du désert, et une chaîne de petites montagnes sur lesquelles nous nous rendons pour admirer le coucher du soleil. Les cairns coiffent le sommet comme de coutume, sauf que ceux-ci reposent sur une ribambelle de défunts. D’ici, l’Algérie n’est littéralement plus qu’à un jet de pierre. Sur le plateau inférieur, des milliers de fossiles marins témoignent d’une époque au moins aussi lointaine que difficile à concevoir dans l’un des environnements les plus arides au monde. À quelque distance du bivouac se dresse un puits au milieu du désert. On s’y douche au clair de lune avec une eau glaciale, fouettés par un vent frais. Puis on apprend à confectionner le pain berbère : le feu qui crépite devant la tente sert à chauffer le sable, dans lequel sont cuites les galettes.
Le trek se termine dans le village en pisé de Bounou. Juste avant de traverser la rivière asséchée, un panneau d’interdiction de circuler indique que nous sortons d’une zone militaire, ce que nous ignorions bien sûr. À Bounou, les guesthouses et les campings foisonnent. Beaucoup ont été ouverts par des femmes européennes d’un certain âge venues marier de jeunes chameliers séduisants et fauchés. En rentrant à Marrakech, on se fait arrêter par la gendarmerie royale : excès de vitesse de 1 km/h. Et c’est ainsi que sont renflouées les caisses du roi : on a vite fait de mordre une ligne de démarcation complètement effacée sur la route. « Je vous pardonne mon frère, mais le radar lui ne pardonne pas », dit le policier en arabe avec un sourire faussement navré à notre pauvre Mohamed.
Un jour, pour terminer notre périple dans le sillage de la transhumance Aït Atta, il nous restera à accomplir la traversée du massif du M’Goun, qui culmine à 4071 mètres d’altitude dans le Haut Atlas, pour redescendre dans la vallée fleurie du Dadès et rejoindre le massif du Saghro où tout a commencé.
Chronique marocaine et Apocalypse Mars 2020. Au retour d’une semaine de trek dans le Sahara, on apprend que les annulations à cause du Covid pleuvent
Sur les traces des Aït Atta, première partie Maroc, janvier 2019. Entre l’Atlas et le Sahara vit encore une fière confédération berbère, dernière héritière d’un