Song Kul - chroniques d’expédition pt. 2

Les taxis

Après quelques jours de repos bienvenus dans le village de Bokobayevo, nous poursuivons notre périple en direction du lac Song Kul, plus au centre du pays. Quoi de mieux pour partir à la découverte de cette magnifique région qu’une randonnée à cheval, passage obligé de tout voyage en Kirghizie ! Mais d’abord il faut s’y rendre, et pour ce faire il nous faut prendre des taxis partagés ; premièrement jusqu’à Balykchy, puis de Balykchy à Kochkor, et enfin de Kochkor à Kyzart. Les stations de marshrutkas et autres taxis partagés (avtovokzal en russe) sont de véritables marchés des destinations, les chauffeurs crient des noms de lieux comme on vanterait la fraicheur de son poisson ou de ses légumes. 

Leur stand, c’est leur tableau de bord. C’est un bazar des départs, une foire au voyage. Tout se marchande, surtout quand on est touriste ; il ne faut pas être pressé. Parfois, on passe le voyage tendu comme une corde à violon, les dents serrées d’avoir dû autant négocier pour ne pas se faire complètement arnaquer : pour un même trajet, le prix peut aller de 5 à 50 francs suisses. D’autre fois, on se fait de tels amis qu’on est triste de les quitter à la station suivante. Comme ces deux Kirghizes d’un certain âge, avec leur belle moustache et leur kalpak (haut chapeau traditionnel en feutre investi d’une forte valeur symbolique au Kirghizistan), que mes connaissances très rudimentaires en russe font rire aux larmes. Curieusement pour eux comme pour d’autres, mon patronyme évoque le Japon : « Montandon, japonski ? Yamamoto, Ajinomoto, poxojii (ça ressemble)… ». Ils nous expliquent toute l’histoire de la région, et sur la question délicate qui divise le monde en deux camps pour la seconde fois en l’espace de seulement quelques mois, la guerre en Ukraine, la Russie ou les USA, je réponds avec la plus grande diplomatie dont il est possible de faire preuve avec un vocabulaire aussi limité. « Jean Montandon, arxeolog, superman ! », me disent-ils en nous laissant à l’avtovokzal de Balykchy, rien que ça.

STOP ! Avant d’aller plus loin, voici la vidéo réalisée par notre ami italien Fabio Bianchi à l’occasion des deux treks rapportés dans cet article ainsi que dans l’article précédent. Les plans alternent entre les Tian Shan et le Song Kul, nous vous laissons déduire lesquels sont lesquels ! Et nous le remercions chaleureusement au passage pour l’autorisation de publier cette magnifique vidéo 🙂

Les foins

Nous laissons derrière nous les pentes boisées et pluvieuses des Tian Shan pour entrer dans un paysage de steppe plus aride. Nous passons la nuit à Kyzart, un petit village éparpillé dans une large vallée et au milieu de laquelle une eau abondante permet de pratiquer l’agriculture. C’est la saison des foins, et chacun met de côté des quantités impressionnantes de fourrage. Le moindre arpent d’herbe desséchée est précieusement moissonné et assemblé en énormes tas, qui dépassent loin au-dessus des clôtures et des toits des maisons. De petits camions sillonnent les routes de campagne en transportant deux ou trois fois leur volume de paille. Il en faut, pour nourrir tout ce bétail pendant les longs et rigoureux mois d’hiver. Car l’élevage constitue aujourd’hui encore l’une des principales ressources économiques du pays et sa viande, réputée excellente, est exportée dans toute l’Asie centrale.

Vue sur le village de Kyzart
La chevauchée des steppes

Au petit matin, notre guide nous attend avec trois chevaux sellés devant le portail d’entrée de la ferme où nous logeons. À peine le temps de faire connaissance que nous voilà catapultés sur les chevaux, sans autre forme d’introduction à l’équitation. Notre guide Tolkenbek est un jeune Kirghiz de 23 ans, il a étudié l’art à l’Université de Bichkek et il enseigne maintenant la peinture et le dessin dans l’école du village. Il passe la belle saison à accompagner des touristes au lac Song Kul et à parfaire sa culture internationale. Du haut de son cheval, il entonne tantôt « Au soleil, sous la pluie, à midi ou à minuit… », tantôt un chant traditionnel turc ou tadjik. Nous montons dans un paysage désertique, en tentant de diriger nos montures sur les sentes les moins raides. En traversant un petit marais, mon cheval s’embourbe jusqu’au poitrail. Je m’éjecte de la selle pour ne pas être écrasé, ne sachant quoi faire d’autre pour reprendre le contrôle de la situation. Puis il part en courant à travers la steppe et fonce sur un troupeau de yak, moi sur ses talons. C’est le métier qui rentre! Alors que la selle commence à mettre à mal nos derrières, nous arrivons au terme de notre première étape et rejoignons un camp de yourtes au fond d’une vallée entourée de collines sèches. Au milieu chante une rivière bordée de petits saules et de peupliers, à l’ombre desquels se reposent quelques veaux et chevaux. Dans chaque camp, une yourte fait office de salle à manger, c’est toujours là que finissent par se retrouver les voyageurs-ses. Nous y faisons la connaissance de Felix, Julia et Lennart, trois Allemand-e-s plein-e-s d’entrain qui étudient à l’Université de Freiburg-in-Brisgau et avec qui nous partageons la suite de ces aventures équestres. Quand nous mangeons, la porte de la yourte est une fenêtre ouverte sur la campagne, un tableau dans lequel défilent les nuages, les chevaux, les vaches et les poules surtout, qui quand elles se risquent à franchir le seuil, sont aussitôt chassées et s’enfuient dans un tourbillon de plumes et de caquètements.

Après cette première expérience en yourte somme toute très confortable, nous ressautons sur nos chevaux pour affronter la longue montée vers le Song Kul. Au bout d’une journée d’équitation, nous nous sentons déjà plus adroits sur notre fidèle destrier, que nous arrivons maintenant à diriger de manière décente. Le lac se trouve à un peu plus de 3000 mètres d’altitude, il nous faut donc passer un col garni d’edelweiss à près de 3500 mètres d’altitude pour le rejoindre. Partout, des aigles planent dans le ciel et piquent des plongeons sur d’invisibles proies, alors que les vertes collines entourant le lac jusqu’à l’horizon sont revêtues d’une nape mouvante constituée de milliers de chèvres et de moutons. Nous rejoignons un camp de yourte proche du lac, équipé d’un filet pour jouer au volleyball (mais ne serait-il pas plus utile pour aller à la pêche, avec un vent pareil ?). Un chaton est attaché à une yourte avec un bout de ficelle, sans doute pour éviter qu’il ne finisse dans les serres d’un oiseau de proie, et un chiot berger-allemand mâche une patte de chèvre en gardant un œil sur les poules pondeuses. Au bord du ruisseau qui coule derrière les yourtes se trouvent les restes d’une chèvre fraîchement abattue, la peau étendue au soleil et les viscères posés à côté. Ce sont les reliefs d’une partie de bouzkachi*, que nous avons hélas manqué d’une heure à peine.

*Le bouzkachi est un sport traditionnel d’Asie centrale, particulièrement fameux en Afghanistan et rendu célèbre à l’occident par le roman « Les Cavaliers » de Joseph Kessel. Considéré comme éminemment noble et viril, ce sport équestre dont l’origine remonterait au moins à Gengis Khan consiste à se disputer une carcasse décapitée de chèvre ou de mouton sur un immense terrain, la carcasse devant être rapportée dans une zone préalablement déterminée. Une partie peut durer plus d’une demi-journée et tous les coups sont permis, ce qui en fait un sport particulièrement violent.

La chevauchée prend fin

Une bien mauvaise surprise nous attend au réveil. Alors que j’aide Tolkenbek à seller mon cheval, je remarque une vilaine blessure sur le garrot,  au niveau du pommeau de la selle. Comme les chevaux étaient toujours sellés quand nous les voyions, je ne l’avais pas vue plus tôt. Elle est certes partiellement cicatrisée, mais seulement partiellement. Tolkenbek m’assure que c’est une blessure ancienne, que ce n’est pas grave et que ça ne va pas empirer, mais je suis saisi d’un terrible doute. J’ai envie de lui faire confiance, l’organisation par laquelle nous étions passés nous garantissait de plus que les chevaux mis à disposition étaient bien traités. Et pourtant, nous avions déjà croisé d’autres touristes qui s’étaient trouvés dans la même situation et qui avaient pris la décision de finir le trek à pied. Le cheval tremble à chaque fois que je touche les bords de la plaie et sans être expert hippologie, ça a l’air douloureux. Je choisis donc de faire la journée à pied, au grand dam de notre guide qui n’a définitivement pas l’air de comprendre le problème. Il a beau essayer de me persuader, j’insiste pour offrir une journée de repos au cheval et, rejoint par Aurélia, ça nous permet aussi de marcher à notre rythme au bord du lac.

Hélas, cela se gâte quand Tolkenbek décide de monter mon cheval à la place du sien, acte dont la raison m’échappe encore totalement. En arrivant au camp de yourte suivant, c’est une plaie entièrement rouverte et dégoulinante de sang que je découvre sur le dos de mon pauvre cheval. C’en est trop, je me passerai de monture pour finir cette aventure. Felix, l’un de nos compagnons allemands, dont le cheval a commencé à boîter entre-temps, prend la même décision, puis suit le reste du groupe par solidarité. Nous avons beau expliquer notre point de vue, rien n’y fait, nous nous enlisons dans une incompréhension mutuelle complète. C’est dans ce genre de situations que nous sommes confrontés aux limites culturelles du voyage. Il faut savoir garder son sang-froid et ne pas porter de jugement, plus facile à dire qu’à faire. Et surtout, il faut œuvrer pour sensibiliser le tourisme à cette problématique délicate : durant la haute saison, les chevaux sont exploités de manière continue, sans journée de repos. Une fois que des plaies s’ouvrent, elles ne se ferment plus. Tant qu’il n’y aura pas de convention à ce sujet, tant qu’il n’y aura pas développement d’un éco-tourisme moins basé sur le profit direct, cela restera difficile d’obtenir la moindre garantie quant au traitement des chevaux loués aux touristes.

Après toutes ces mésaventures nous attend une dernière épreuve au camp de yourte : une bande de Kirghizes venus de la capitale passer un weekend festif. Tous des hommes, de classe aisée, complètement ivres. Tous sont assis en tailleur dans une yourte, ils chantent, jouent de l’accordéon et du komuz (petite guitare traditionnelle à trois cordes), se racontent des légendes épiques en buvant du kymyz (lait de jument fermenté). Ils font des aller-retour vers le camps d’à côté avec un énorme 4×4 d’où ils ramènent à chaque fois plus de vodka, moderne transhumance. Les bruits de moteur, les chants, les éclats de rire d’ivrogne, les vomis, le gel, le sommeil est impossible.

Retour à pied à Kyzart avec nos ami-e-s allemand-e-s, avec qui nous avons partagé cette aventure

Цивилизация !

C’est donc en petite forme que nous rentrons à pied à Kyzart le lendemain. Nous partageons un dernier repas au village, au cours duquel nous faisons la connaissance improbable du directeur de l’ONG Search for Common Ground qui a affaire dans la région (et dont nous recroiserons la trajectoire plusieurs semaines plus tard dans la vallée du Fergana), puis nous récupérons nos affaires à la ferme et nous rendons sur la route principale pour faire du stop. Notre objectif : rejoindre Kochkor, la ville la plus proche, avant qu’il ne fasse nuit. Après une demi-heure de tentatives infructueuses, une épave toute cabossée s’arrête devant nous. Deux jeunes, un Kazakh et un Kirghiz, nous invitent à monter. Ils viennent de l’acheter dans un patelin perdu pour une bouchée de pain et la ramènent à Bichkek pour la retaper et la revendre. À peine avons-nous roulé 15 minutes sur cette piste interminable qui mène au col de Kyzart que la voiture s’arrête, le moteur fumant. Notre ami kazakh hurle au téléphone, consterné. On bricole, alors que le trafique incessant de camions chinois soulève un immense nuage de sable, rendant l’air irrespirable et nous recouvrant de poussière. Puis ça fonctionne, on se remet en route vite, mais pas trop quand même pour ménager le moteur. « цивилизация! », «la civilisation ! » s’exclame notre chauffeur quand nous rejoignons la route goudronnée avec un soupir de soulagement. Il semble y avoir deux catégories de personnes au Kirghizistan : les nostalgiques de l’Union Soviétique et ceux qui rêvent d’Amérique.

Nos compagnons appartiennent à la seconde catégorie, ils attendent patiemment leur heure, en passant dans la voiture des classiques de rap américain à plein tube aux tubes pops des années 2000. Nous rejoignons le trio allemand à Kochkor et nous retrouvons à nous goinfrer dans un container métallique bondé de travailleurs. C’est que les portions étaient rationnées dans les camps de yourte, les trous à ma ceinture ne suffisent plus, on est affamé. Les commandes s’enchaînent et quand on en arrive au lagman, un plat traditionnel d’Asie central à base de pâtes, une personne sort en courant de la cuisine pour acheter des nouilles au magasin d’à côté. On en ressort repus, débordant de fatigue et déboussolés par cette aventure équestre.

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