
Au pied du Pamir – chroniques d’expédition pt. 4
Au pied du Pamir – chroniques d’expédition pt. 4 Du Fergana au Pamir Depuis Osh nous organisons une dernière aventure au Kirghizistan : une semaine d’exploration
Après plus de six semaines d’aventures trépidantes au Kirghizistan, il est temps pour nous d’abandonner la nature brute, les steppes, la montagne et les glaciers pour pénétrer dans les villes colorées et envoûtantes à l’histoire millénaire d’Ouzbékistan, au cœur du désert. Nous franchissons la frontière à Dostyk, près d’Osh dans la vallée du Fergana. Un instant que nous avions un peu redouté, car les gardes-frontières ouzbeks sont réputés pour leur assiduité : contrôle méticuleux des médicaments, du contenu des ordinateurs, des téléphones et des appareils photo, avec possibilité d’extrême pédanterie professionnelle gratuite. Et pourtant, à peine cinq minutes ont passé que nous voici déjà de l’autre côté des contrôles. Le changement d’environnement est immédiat : les routes sont parfaitement goudronnées, les bâtiments plus « complets », les voitures sont propres et modernes. En bref, radical changement de PIB ; on passe du pays très pauvre qu’est le Kirghizistan à un pays que pas grand-chose ne permet à première vue de différentier de n’importe quel pays « occidental ». Le faciès des gens change aussi : moins steppique, moins nomade, plus turc dans le sens méditerranéen du terme. Alors que nous nous dirigeons vers la ville d’Andijan en taxi partagé, des nuages de pluie gonflent dans le ciel, faisant agréablement retomber la fournaise des derniers jours. Andijan est le pendant ouzbek de la ville d’Osh, étape obligatoire quand l’on traverse la frontière. Sa région est l’une des plus peuplée d’Ouzbékistan, elle abrite à elle seule 10% de la population du pays. Cela s’explique par le fait que la vallée du Fergana constitue un immense garde-manger, irrigué par tous les massifs montagneux dont elle est entourée.
Si la ville d’Andijan est peu fréquentée par les touristes aujourd’hui, elle fût autrefois le berceau d’un grand empereur qui changea le cours de l’Histoire : Babur, le fondateur de l’empire Moghol en Inde. Né à Andijan en 1483 sous le nom de Zhahîr ud-din Muhammad, ses hauts faits lui ont valu le surnom de Babur, le « Tigre ». La légende dit qu’il serait à la fois descendant de Gengis Khan (d’origine mongole) et de Tamerlan (d’origine turque), un cocktail explosif. Contre toute attente, Babur n’a pas rivalisé de barbarie et de cruauté avec ses deux prédécesseurs. C’était un érudit, un homme de lettres, de musique et de poésie. Il hérite de son père le trône du Fergana à l’âge de 12 ans seulement. Il entreprend rapidement de reconquérir Samarcande, dont il se prétend l’héritier légitime. Défait par le khan ouzbek Shaybani, il se replie un temps en Afghanistan où il conquiert Kaboul. Il fait une seconde tentative tout aussi infructueuse pour regagner Samarcande, puis se rabat sur l’Inde, pratiquement par dépit. Il conquiert le Pendjab (la région des cinq fleuves, dont l’Indus, aujourd’hui à cheval entre le Pakistan et l’Inde), puis expulse le sultan de Dehli, haï de tous. Il s’empare d’Agra dont il fait sa capitale et se proclame empereur d’Inde en 1526, avant de mourir en 1530. Sa dynastie, elle, a perduré jusqu’au 19ème siècle ! Petit vertige de l’Histoire : que serait-il advenu si Babur avait conquis Samarcande ? Y aurait-il eu un empire Moghol ? Y aurait-il aujourd’hui un Pakistan et un Bangladesh dissociés de l’Inde, fruit d’une douloureuse partition ?
Le taxi nous dépose devant la gare des trains, où nous devons acheter un billet pour Tashkent. « Train », rien que l’évocation du mot nous remplit de bonheur : qui dit train dit prix fixes et horaires fixes. Après des semaines de bus, de marshrutka et de taxis sur des routes semées de cahot, c’est un confort mental exquis. Une fois nos billets dans la poche, il nous reste toute la journée pour explorer Andijan. Mais à peine sommes-nous sortis de la gare que nous faisons une rencontre qui change tout notre programme. Une petite femme au sourire généreux, âgée d’une cinquantaine d’années, nous aborde en russe pour nous proposer son aide, elle s’appelle Gulnora. Elle nous conduit donc à un magasin de télécom et nous explique chemin faisant qu’elle dirige une petite ONG basée ici-même, du nom d’Hamroh. Elle nous invite à la suivre dans sa journée de travail si tôt la carte SIM acquise : « maintenant, allons au bureau prendre un bon café ! ». Sur place, nous faisons la connaissance d’Aziz, un jeune ouzbek la secondant dans son travail et parlant anglais, ce qui facilite un peu la communication.
Tout en dégustant de délicieux belashi, des beignets frits fourrés à la viande, on en apprend plus sur les missions de l’ONG Harmoh qui est essentiellement active dans l’inclusion des jeunes dans la société ouzbèke. D’une part, elle propose un éventail de formations complémentaires pour des jeunes guettés par la marginalisation, notamment dans le graphisme et le webdesign qui mènent à une certaine indépendance professionnelle (freelance) ; de l’autre, elle est porteuse de projets ponctuels comme le dernier en date “#YoshStan, Raising Youth Voices in Local Decision-Making in Uzbekistan” en collaboration de l’ONG Search for Common Ground et financé par l’Union Européenne. Ce projet vise à mettre en place des actions permettant à la jeunesse de s’exprimer et de prendre une part active dans les prises de décisions au niveau local, et ce dans le but de construire une société plus démocratique, égalitaire et inclusive. Des rencontres et des workshop ont été organisés dans le cadre de ce projet et Aziz nous montre des photographies du dernier meeting avec les partenaires du projet : quelle ne fut pas notre surprise de reconnaître sur l’une d’elles Adam, directeur de l’ONG Search for Common Ground, l’Américain que nous avions croisé un mois plus tôt dans une ferme à Kyzart au Kirghizistan. Comme l’Asie centrale n’a cessé de le démontrer au fil de l’Histoire, le monde est petit ! Puis Gulnora et Aziz nous font faire le tour des classes d’anglais et d’art, des cours extrascolaires ou libres, où nous rencontrons des garçons et des filles de tout âge et des professeur-e-s très engagé-e-s. Notre venue est l’occasion d’échanger en anglais avec les élèves (dont le niveau nous impressionne !) et nous nous retrouvons à faire un rapide exposé sur la Suisse, ce petit pays lointain perdu au coeur de l’Europe. Les sessions s’enchaînent, on prend des dizaines de photos, on est bombardé de questions. Après la solitude du Pamir, quelle chaleureuse entrée en matière avec l’Ouzbékistan !
Quand nous ressortons des locaux d’Hamroh avec des cadeaux plein les mains, la pluie commence à tomber à grosses gouttes. Dans le parc à côté, les carrousels tournent à vide, leur musique est étouffée par le bruit de l’averse. Il nous reste encore un peu de temps pour aller visiter le centre-ville et le musée de district, on saute dans un taxi. Au musée, la galerie d’art présente une collection de tableaux magnifiques ; la directrice est tellement étonnée de nous voir débarquer qu’elle nous nous demande si nous sommes d’accord de lui servir de modèles de « touristes » pour la communication du musée. Nous posons donc à travers toute la salle, rejouant notre émerveillement devant les peintures les plus emblématiques. De retour sous la pluie, nous découvrons une impressionnante mosquée entre le musée et le bazar, premier avant-goût de cette merveilleuse architecture islamique qui fait la célébrité de l’Ouzbékistan. Nous nous mettons à l’abri sous un beau portique en bois, une vieille dame passant par là sort des bonbons de sa poche et les met dans les mains d’Aurélia. Décidément, quel accueil ! Puis nous retournons à la gare, où le train part exactement à l’heure. En deuxième classe, nous sommes surpris par le confort des sièges et la propreté irréprochable du wagon, qui n’a vraiment rien à envier à un wagon de deuxième classe des CFF. Entre les champs irrigués par cette pluie diluvienne, nous passons Margilan, la capitale de la soie, et Kokand, capitale de l’un des trois khanat qui régna en Asie centrale jusqu’à la colonisation russe à la fin du 19ème siècle. Puis nous franchissons une dernière fois les Tian Shan avant de redescendre sur Tashkent.
L’arrivée à Tashkent est encore plus surprenante que notre traversée de frontière dans le Fergana. Cette fois, nous sommes à des années-lumière du Kirghizistan. C’est Abou Dabi, c’est la Californie : l’éclairage nocturne (!) projette sa lumière sur une ville super-moderne, où tout est parfaitement travaillé jusqu’à la forme des buissons. Sur de grands boulevards circulent des milliers Chevrolet blanches flambant-neuves, respectant le code de la route de manière irréprochable. Les trains sont modernes, les bus sont modernes, les taxis sont modernes. La ville est aérée par d’immenses parcs à l’herbe verte et grasse, impeccablement entretenus par une légion de jardinières et de jardiniers qui passent les journées à planter des cargaisons de fleurs. Tout respire l’opulence, une opulence qui aurait de quoi rendre jaloux bien des pays d’Europe. Mais si toute cette opulence n’était qu’une façade ?
Comme toujours, pas de meilleure introduction au pays que son musée national. Nous partons donc explorer dans ce nouveau chef d’œuvre de l’architecture soviétique la plus grande collection archéologique du pays. Puis l’étage du dessus est entièrement consacré à Islam Karimov, le dictateur dont la main de fer a modernisé le pays suite à l’indépendance de l’URSS (il a régné pendant près de 25 ans !). Comme dans beaucoup de pays au régime autocratique, le personnage est glorifié à l’extrême. Toutes les exactions commises par l’URSS y sont présentées en détail par le « président sauveur », sa politique est d’ailleurs imprégnée par son souci d’indépendantisation de la Russie. En revanche, pas un traître mot de ses exactions à lui, comme le tristement célèbre massacre d’Andijan perpétré en 2005. Il l’avait justifié en faisant passer les centaines de victimes pour des islamistes, alors qu’elles manifestaient pacifiquement contre la pauvreté. C’est un régime à deux vitesses, dans lequel la relative facilité d’accès aux études est contrebalancée par une censure impitoyable, l’accès à l’information est totalement occulté par la propagande nationale. Jusqu’à peu, des textes de glorification d’Islam Karimov étaient récités dans les Universités !
Néanmoins les temps changent, et le successeur de Karimov, Shavkat Mirziyoyev, semble doucement faire progresser les choses en matière de tolérance et de liberté de presse : il a déjà libéré de leur geôle des dizaines de journalistes. En attendant, il n’existe toujours pas de parti politique d’opposition et les média restent sous étroit contrôle de l’état, les libertés individuelles sont restreintes et les droits humains fréquemment bafoués. L’usage des réseaux sociaux est limité et l’utilisation de VPN (Virtual Private Network qui nous est très utile en voyage) demeure interdite. Quel contraste donc avec les premières impressions que nous laisse l’Ouzbékistan, car derrière sa façade de pays moderne et ouvert au monde, il demeure même dans l’ombre du Kirghizistan en matière de liberté individuelle, de presse et de politique (selon par exemple la plateforme Freedom House).
Tashkent ne bénéficiant pas d’un patrimoine bâti millénaire à l’instar de Samarcande, Khiva ou Boukhara, Karimov avait décidé de faire de la construction du métro la fierté de la ville. Et en effet, chaque station est un chef d’œuvre architectural dans son genre, un peu sur le modèle de Moscou. Ce qui mérite d’être vu est donc enfoui sur la surface du sol, caché de la vue de tous. Un peu à l’image de la vérité sur les agissements du régime de Karimov. Jusqu’à la fin de son règne, il était impossible d’y prendre des photos, le métro étant alors considéré comme « infrastructure militaire ». Encore une mesure abolie par le nouveau président.
Malgré tout, une balade à la surface de la ville vaut aussi bien la peine que la balade sous-terraine. Tout d’abord pour le complexe architectural de l’Imam Hazrati, peut-être le seul grand monument historique préservé à Tashkent (l’essentiel remonte au 16ème siècle). Mais aussi : pour son bazar de Chorsu, raison d’être de cette cité-bazar des routes de la soie depuis des siècles, où l’on déguste des jus de grenade et des épices dont on ignorait l’existence tout en déambulant dans ce labyrinthe coiffé d’un large dôme bleu ; pour ses nombreux canaux sur lesquels la jeunesse s’entraîne à l’aviron ; pour son Mémorial, où un beau portique en bois abrite des registres aux lourdes pages de bronze dans lesquels a été inscrit le nom de chacune des victimes ouzbèkes de la Seconde guerre mondiale ; et enfin pour son musée des Timourides, véritable temple dédié au héros national dont le nom fait encore trembler des millions de mort dans leur tombe : Tamerlan.
Au pied du Pamir – chroniques d’expédition pt. 4 Du Fergana au Pamir Depuis Osh nous organisons une dernière aventure au Kirghizistan : une semaine d’exploration
Samarcande, capitale de Tamerlan D’un tyran à l’autre Pour comprendre l’Ouzbékistan d’aujourd’hui, il faut revenir sur un personnage qui a durablement marqué l’Histoire et qui