
Anatolia
Septembre 2021, Kalkan …à la suite de la voie Lycienne C’est l’automne, déjà ! On saute dans un bus pour Antalya qui s’arrête dans une multitude
Départ pour l’otogar sous une pluie battante. Nous nous lançons dans une course effrénée à travers le quartier artisanal d’Ismet Pacha pour trouver comment recharger la carte de métro. Cordonniers et serruriers nous regardent nous agiter, bien à l’abri de leur devanture en bois, une clope fichée sous leur épaisse moustache et le regard amusé. Direction Fethiye ! À la sortie d’Antalya, les paysages sont grandioses : montagnes calcaires abruptes hérissées d’immenses forêts de pins. Puis défile sur une toile orageuse un monde rural composés de champs de blé quand le relief le permet, de petits villages aux maisons carrées, de bazars abrités sous des bâches le long de la route, tenus par des vieilles dames voilées. Les déshérités de la globalisation côtière ?
Kahvalti (petit-déjeuner turc) avec un thé si noir que même un demi-pot de miel ne parvient à vaincre son amertume. On se met en route, après un arrêt au bazar pour récolter quelques provisions. Le début de la voie lycienne passe devant les spectaculaires tombeaux lyciens de Fethiye, témoin de la puissance antique du lieu. Il y a près de 2600 ans, cette ville portuaire importante se nommait Telmessos. Elle aurait été fondée par la progéniture qu’Apollon aurait eu de la fille d’un célèbre roi phénicien. Après plusieurs décennies d’occupation perse et de soumission au satrape de Carie au VIème siècle avant notre ère, elle rejoint la ligue de Délos aux côtés des Athéniens puis prospère jusqu’à l’époque romaine. Le lieu perd en importance lors de la conquête arabe, puis reprend vigueur sous la domination ottomane pour finalement devenir l’immense port moderne qu’il est aujourd’hui. La ville est nommée Makri au cours des dix derniers siècles avant de changer pour Fethiye, d’après un lieutenant nommé Fetih Bey décédé dans un crash d’avion militaire durant la Première Guerre Mondiale alors qu’il était le premier à tenter un vol Istanbul-Le Caire. Quant aux Grecs, expulsés à l’issue de la guerre contre les Turcs (1919-1922), ils ont fondé une nouvelle colonie dans la région d’Athènes symboliquement nommée Nea Makri (la « Nouvelle Makri »). Les liens tissés par la ligue de Délos au Vème siècle avant notre ère perdurent, l’Histoire se répète.
On quitte la route moderne pour rejoindre l’ancienne route qui devait relier Fethiye à Kayakoy, grand village grec abandonné au siècle précédent. L’écho des taxis résonne étrangement à travers les bois jusqu’à cette route peuplée de fantômes et couverte d’aiguilles de pin. Qu’il est agréable de pouvoir choisir l’époque à laquelle marcher. Lycienne, cette voie est aussi bien celle de tous les peuples ayant foulé cette terre au fil des millénaires : Hittites, Grecs, Romains, Perses, Arabes, Byzantins, Ottomans arrivés au grand galop de leur steppe natale, Croisés victorieux ou défaits… une nouvelle série de tombeaux lyciens monolithiques nous tirent de ces rêveries, puis les ruines éparpillées du village de Kayakoy s’étalent devant nous. Des centaines de maisons délabrées recouvrent tout un flanc de colline, abandonnées en 1923 puis achevées par un tremblement de terre en 1957.
De ces vieux murs blanchis à la chaux où s’effrite encore de la peinture bleue suinte le tragique, ce sont plusieurs milliers de personnes qui vivaient ici et ont dû tout quitter du jour au lendemain. Pouvaient-elles se douter que leurs maisons seraient bientôt arpentées par des essaims de touristes slaves ? L’église orthodoxe et l’école dominent le village d’un éperon rocheux où trône aujourd’hui le drapeau turc, défiant.
Au-dessus du village de Kayakoy apparaît une côte déchiquetée et sauvage baignée d’une eau turquoise. Puissant contraste avec ce qui nous attend à Ölu Deniz quelques kilomètres plus loin : plages payantes, hôtels dans chaque recoin, musique à plein tube, troupeaux de touristes slaves ivres-morts. Malgré notre fatigue, impossible de s’arrêter dans une ambiance pareille. On décide de poursuivre jusqu’à un spot de bivouac recommandé par de nombreux randonneurs, ce qui implique une prise d’altitude de plus de 600 mètres. Le coucher de soleil a beau être merveilleux, le chemin est difficile et on est à bout de force. On finit à la lampe frontale pour s’écraser sur le spot de bivouac, tantôt rejoints par un aventurier ukrainien mort de soif. Heureusement des citernes jalonnent la voie, et si l’eau n’est pas des plus fraîches, elle peut sauver des vies une fois bouillie.
Alors que le soleil se lève sur un paysage d’une beauté époustouflante, Ölu Deniz se remet des excès de la veille, lançant sa langue boisée vers la Méditerranée dans une vaine tentative de réhydratation. Descente vers Faralya et la vallée des papillons, entre montagnes abruptes et basse-cours bercées de caquètements et d’aboiements. D’immenses blocs de roche se détachent des falaises, poignées de dés mégalithiques jetées par la main du temps. Au loin, des bateaux pirates croisent sur la mer, leur musique électronique à plein tube résonnant entre les falaises. Pauvre faune marine, qui voit sa symphonie neptunienne martyrisée par de la soupe humaine commerciale pour corsaires des temps modernes avides de « bon temps ». Comme si la Méditerranée n’était pas déjà sur le point d’usurper le nom de sa petite sœur, la mer Morte. Encore quelques tombeaux lyciens sur le chemin de Kabak, un serpent file entre les pierres dans une forêt de pin, des oliviers centenaires ombragent des terrasses. Au loin apparaît soudain la tête d’un minaret. Il annonce l’approche de notre étape du jour: le village de Kabak. Juché sur une arrête ensoleillée, le village domine une vallée sauvage, au fond de laquelle une eau turquoise vient baigner une plage de galets prise d’assaut par des groupes de fêtards.
Pour rejoindre le village d’Alinca, il faut remonter toute la vallée qui serpente derrière Kabak, cirque rocheux composé d’immenses falaises de calcaire au pied desquelles se développe une forêt dense et enchanteresse. De petits oiseaux verts nichent dans les falaises, conférant un charme bucolique à ces à-pics menaçants. Les pins cèdent la place aux feuillus et aux tamaris, qui enfoncent leurs racines dans les pierriers en une vaine tentative de résistance contre la gravitation et l’érosion. De petits stands de ravitaillement jalonnent le chemin, modestes caravansérails de la voie lycienne offrant un réconfort bienvenu aux marcheurs assoiffés. On a l’impression de sortir d’un monde imaginaire quand apparaissent les premières terrasses plantées d’oliviers au sommet des falaises. D’en-haut, l’arrête rocheuse surplombant le village de Kabak forme une tête d’éléphant géante dont la trombe se déroule jusqu’à la mer. À Alinca, les terrasses croulent sous le poids des treilles et des fleurs. La vie rurale bat son plein, à l’écart des stations balnéaires. Le chemin se poursuit au sommet d’immenses précipices, un pas à côté et c’est le plongeon dans la Méditerranée.
Puis l’on emprunte une version alternative du tracé de la voie lycienne, partant à l’intérieur des terres pour une étape. Le relief s’adoucit, le relief cède la place aux plantations d’oliviers, aux citernes et aux troupeaux de dindons. Alors que retentit l’appel à la prière, on fait halte dans le hameau de Bogaziçi pour se ravitailler dans un petit commerce : pièce sans éclairage dans une vieille maison peinte en jaune, les denrées se limitent à l’essentiel. On demande à la vieille dame tenant boutique s’il ne serait pas possible de chiper quelques olives dans un des jardins environnants, si luxuriants. Elle s’en va 5 minutes puis revient les bras chargés de tomates, de poivrons, de pommes, de pruneaux avec un grand sachet rempli d’olives baignant dans l’huile. Notre maigre pitance se transforme en festin ! Elle nous invite à boire le thé sur sa terrasse avec son mari et son jeune fils, avant de reprendre la route pour se mettre en quête d’un coin tranquille pour bivouaquer. Le chemin monte à flanc de montagne, les premières ruines de l’antique cité de Sydima apparaissent. Une source jaillit en chemin entre d’épais oliviers, l’occasion de laver nos précieuses victuailles. Au loin dans les falaises du Mont Cragos se dessinent les contours de tombeaux lyciens. Un vieux berger se démène pour rassembler ses chèvres dans les lueurs du soleil couchant. Peut-on camper sur ses terres ? Grand sourire en guise de réponse, on s’installe. La nuit est magique, bercée par le chant des grillons et le hululement des chouettes, qui semblent se répondre d’un bout à l’autre de la vallée. Je me plais à les imaginer élire domicile dans les vieux tombeaux, envoyées d’Athéna montant la garde sur les oripeaux d’une époque révolue.
Au réveil, on se rend compte que le cimetière moderne du hameau de Dodurga se trouvait à un jet de pierre de notre campement. Pas de rencontre nocturne avec les spectres, hélas. Un bout de grimpette au-dessus de notre campement apparaissent les massifs sarcophages en pierre de Sydima, baignés de la lumière du soleil levant. Guère d’explications sur le site, pas même une maison de thé. Le hameau de Dodurga a été construit au beau milieu du site antique, ce qui tend à compliquer la lecture du terrain. Tambours de colonnes, métopes et linteaux monolithiques se retrouvent pêle-mêle dans les murs de jardin et dans les potagers. Ce n’est pas tous les jours que l’on voir des colonnes de temple utilisées comme tuteur pour faire pousser des tomates (ce qui revient un peu à écraser une mouche avec une enclume mais dénote d’un style certain) ou comme étayage pour soutenir les branches fatiguées de vieux platanes. Un sarcophage fait office d’étable. Une dame âgée et voilée est assise sur un mur, elle tricotte en contant fleurette à deux magnifiques vaches.
On reprend nos sacs dont on avait confié la garde au poulailler, et on entreprend de remonter un lit de rivière asséché à la végétation touffue. Passé un col à plus de 800 mètres d’altitude, on redescend au village de Bel où l’on se fait immédiatement haranguer par un groupe d’hommes attablés à l’heure du thé. On se fait accueillir par Ramadhan, propriétaire du Ramadhan market et de la Ramadhan pansyion, on lui promet de faire de la pub pour son projet. C’est que les pensions fleurissent le long de la voie lycienne depuis quelques années, essentiellement butinées par des essaims de randonneurs ukrainiens. Passé le hameau de Belcegiz, c’est un plongeon vertigineux de 700 mètres jusqu’à la mer qui nous attend sur un chemin rocailleux. Tout en bas le village de Gâvurağılı, où nous notre aventure a pris fin de la manière la plus singulières.
Au débouché de la forêt, ce panneau qui nous a vendu du rêve, accroché à un tronc d’arbre : Karadere Park Orman. Camping, Plaj, 1800 m. Nous y fonçons de gaité de cœur, ne rêvant que d’un plongeon dans la mer pour nous rafraîchir et d’eau courante pour laver nos habits collants de transpiration. L’endroit est charmant, promontoire rocheux couvert de pins dominant la mer. Le gérant du camping nous prévient, c’est soirée dansante et il risque d’y avoir du grabuge jusqu’à tard dans la nuit. N’étant pas pressés de se coucher, et n’ayant de toute manière plus l’énergie de pousser plus loin, on décide de rester. Repos, plage, apéro sous les étoiles filantes. Au camping, la soirée dansante que nous pensions hippie ou traditionnelle s’avère être une soirée psy-trance d’une agressivité sans pareil. Dans la tente, je commence à me sentir nauséeux. Les pistaches du bazar de Fethiye me restent sur l’estomac. Je finis par vider mes tripes, à genoux dans les aiguilles de pin. Tremblant de fièvre, j’assiste alors à une scène complètement surnaturelle. La pleine lune éclaire une vingtaine de personnes en train de danser frénétiquement au rythme des basses enragées. Toutes sont élégamment vêtues, robes et costards, une femme porte une robe de mariée scintillant à la lumière de la pleine lune. Après ces quelques jours passés en pleine nature, le choc culturel est trop intense. Aurais-je été drogué à mon insu ? Je rentre à la tente en rampant, où Aurélia vient de percer son matelas de sol. C’est à croire que nous faisons face à une coalition d’esprits malins décidés à nous faire déguerpir au plus vite. Inutile de supplier la nuit que le sommeil nous emporte.
Quand nous finissons par repointer le museau en-dehors de la tente, nous sommes accueillis par le délicat chant des oiseaux et par le ressac de la mer en contre-bas. Pas un bruit de plus. Était-ce réel ? Mon état de santé ne s’améliorant guère, on force la marche jusqu’à la plage géante de Patara où doit se trouver un grand camping avec bungalows.
Véritable supplice que cette matinée de marche sous un soleil de plomb. Du haut d’un dernier relief apparaît enfin le vert estuaire du Xanthos : roseraies, serres et marécages dominées par les ruines d’une immense forteresse. Nouveau revers du destin, le camping est fermé en raison des terribles incendies qui ont sévi l’été précédent. Sur le parking désert, au bord d’une fraîche rivière, une famille turque s’affaire autour de deux caravanes. Carrés de toile attachés sommairement, tapis et tables en plastique font office de restaurant. Un jeune nous offre de dormir dans leur maison pour une somme exagérée, nous déclinons poliment l’invitation. Pendant que sa mère nous prépare un délicieux menhemen avec des œufs et des tomates, un groupe de pêcheurs revient de mission avec quelques belles prises. L’un deux, typé caucasien, étripe les poissons, une clope au bec. Allure gitane dans ce campement hétéroclite. On boit des thés, les chiens aboient, le temps passe. Puis l’un des pêcheurs finit par nous ramener à la ville de Kalkan avec une vieille voiture poussiéreuse et complètement défoncée. L’on traverse un dédale de serres, de masures rustiques et de ruines anciennes. Au final, c’est sans regret que nous abandonnons la voie lycienne, trouvant la perspective de traverser le garde-manger de la Lycie moderne à pied moyennement réjouissante. Arrivés à Kalkan je me jette au fond du lit pour n’en ressortir que 24 heures plus tard. La chaleur, la fièvre, le malaise, l’appel à la prière, je me sens entre la peste camusienne et la nausée sartrienne. L’appel à la prière… encore un imam luttant pour rappeler ses fidèles à l’ordre au milieu de cette foule de touristes dégénérés.
Patara, autrefois plus grande ville portuaire du royaume de Lycie, se trouve dans l’estuaire du Xanthos. Elle était également l’une des villes à la tête de la confédération lycienne avec Telmessos (Fethiye), Pinara, Myra et Xanthos. Malgré leur intégration à un monde essentiellement hellénophone, les Lyciens parlaient une langue anatolienne proche du hittite. Ils utilisaient l’alphabet grec, auquel ils ont ajouté quelques symboles. Les plus anciennes mentions de ce peuple remontent au second millénaire avant notre ère dans la correspondance entretenue entre les Hittites et l’empire égyptien. Parmi les ruines spectaculaires de Patara se trouve le bâtiment dans lequel se tenait l’assemblée de la Ligue Lycienne, créée après la libération de la de domination de l’île de Rhodes en 168 ou 167 avant notre ère, quand le sénat romain déclare la Lycie Libera Civitas (cité libre). La Ligue Lycienne conserva une grande indépendance même au-delà de son intégration à l’empire romain en l’an 43. Celle-ci était composée de 23 cités jouissant chacune du droit de vote. Elle était régie par le système de « représentation proportionnelle » en fonction de la démographie, de l’économie et du soutien financier de chacune des cités. Si les fédérations sont nombreuses pour la période hellénistique, celle de Lycie se démarque toutefois par la solidité de son ancrage culturel et par sa proximité avec les modèles sociétaux modernes. Si bien qu’elle a continué d’alimenter les réflexions sur les types de gouvernements possibles au fil des siècles. Montesquieu écrit en 1748 dans « De l’esprit des lois » que s’il devait donner un modèle de république confédérée réputé pour son excellence, ce serait celui de la Ligue Lycienne. Suite à ce commentaire, les créateurs de la constitution des États-Unis s’inspirèrent également de ce modèle de gouvernement fédéral en 1788, qu’ils citent dans les « Federalist Papers », essais politiques rédigés en vue de la ratification de la Constitution.
Patara, c’est également le lieu de naissance de saint Nicolas de Myre autour de l’an 270. Le même saint Nicolas que l’on célèbre en Europe tous les 6 décembre, rien que ça. Le père du Père Noël. Né dans une riche famille grecque et chrétienne de Patara, il est devenu évêque de Myre dans la même région, où il est mort en 343. Il aurait été torturé lors des persécutions menées contre les chrétiens par l’empereur Dioclétien dans les années 309-310, aurait participé au concile de Nicée en l’an 325 et se serait battu toute sa vie durant contre la doctrine chrétienne de l’arianisme. Toujours devrions-nous nous souvenir, durant les fêtes de fin d’année, que Patara nous a livré à près d’un millénaire d’intervalle un modèle précoce de démocratie et le Père Noël. Et que ce dernier ne vient pas de Laponie mais de la chaude Lycie, que ses rennes avaient plus de chance d’être des ânes ou des dromadaires. Que ce n’est pas le Coca Cola mais le doux raki qui fait voler son traîneau.
Septembre 2021, Kalkan …à la suite de la voie Lycienne C’est l’automne, déjà ! On saute dans un bus pour Antalya qui s’arrête dans une multitude