
Iessik Kul, sur les traces d’Ella Maillart
Iessik Kul, sur les traces d’Ella Maillart 3 août 2022 Nous quittons la capitale en marshrutka, principal moyen de locomotion entre les différentes villes du
Après une première semaine d’acclimatation et d’introduction au Kirghizistan, il est venu le temps pour nous de faire plus intime connaissance avec cette nature brute qui anime le pays. Nous allons donc arpenter les Monts Célestes pendant une semaine avec un guide et des porteurs locaux. Le jour du départ, au petit-déjeuner dans notre auberge, nous faisons la connaissance de Fabio et Alessandro, deux cousins venus droit de Rome pour partager cette aventure avec nous. Au mur de la salle à manger sont accrochées des photographies de scènes rurales en noir et blanc, nous reconnaissons une fois de plus Ella Maillart sur l’une d’entre elles. Au portail de l’auberge nous attend toute une joyeuse bande de jeunes Kirghizes. Les vannes fusent entre eux, dans leur langue aux sonorités gutturales, et se soldent par de grandes explosions de rire. Tous nous accompagnent au départ du trek, mais seulement quatre d’entre eux restent avec nous : notre guide Daniyarr, et nos trois porteurs et cuisiniers : Islam, Adylbek et Edil. Seul Daniyarr parle anglais, c’est donc l’occasion de mettre à contribution les quelques rudiments de russe grapillés au cours de l’année précédente sur une application mobile. Car la lingua franca de l’Asie Centrale, c’est le russe, plus encore au Kirghizistan que l’anglais ne pourrait l’être dans les pays occidentaux : la plupart des gens le parlent depuis l’enfance et le maîtrisent aussi bien que leur langue natale, communicant dans leur foyer tantôt en kirghize, tantôt en russe.
Une fois dépassés les « Sept Taureaux » de Jeti Öguz, une étrange formation géologique constituée d’un conglomérat rougeoyant, nous nous enfonçons dans une vallée perpendiculaire à la rive sud du lac Iessik Kul, entre d’étroites falaises couvertes de mousse. L’eau suinte et cascade de partout pour se fondre dans le torrent au fond de la vallée. Étonnamment, la végétation est presque exclusivement constituée de sapins. Pas les solides épicéas à la forme triangulaire qui font la fierté du Jura, mais des arbres hauts et graciles à la silhouette élancée, avec des branches toutes ramassées, une espèce endémique d’Asie centrale (l’Épicéa de Schrenk). Nous prenons de l’altitude dans ce paysage féérique, sans que les sapins ne cèdent le moindre terrain aux prairies de haute altitude : ces arbres très résistants taillés pour supporter les rigueurs du climat peuvent pousser au-delà de 3000 mètres d’altitude. Si ces paysages alpins peuvent au premier abord laisser planer un doute sur l’identité du lieu, les premières yourtes et les bergers arrivant fièrement au galop sur leur cheval nous rappellent que nous sommes bien au Kirghizistan.
« Did you take your rain coat ? », telles sont les premières paroles que Daniyarr nous a adressées en guise d’accueil. Nous ne pouvions alors nous douter à quel point elles étaient avisées. Nous faisons un arrêt gargantuesque pour laisser passer une averse, puis reprenons notre route sous un soleil radieux, laissant apparaître en fond de vallée de premiers glaciers majestueux.
Hélas, la météo kirghize est semblable à celle de Scandinavie ou d’Angleterre : imprévisible et volatile. Des nuages noirs ne tardent pas à nous rattraper, le tonnerre gronde et résonne dans toute la vallée. C’est exaltant, on se sent vivant. Jusqu’au moment où il commence à grêler si fort que nous ne voyons plus à 10 mètres et que nos mollets nus sont fouettés jusqu’au sang. La foudre tombe tellement près que nous la voyons frapper les reliefs environnants, les éclairs nous aveuglant dans notre course. Un troupeau de chevaux nous rattrape en hennissant furieusement, enveloppant notre petit groupe de leur galop affolé. On s’empêtre dans les marais, on s’enfonce jusqu’aux tibias, on ne prend même plus la peine de trouver des passages à gué pour traverser les torrents. Nous finissons par nous abriter contre un immense rocher, trempés jusqu’aux os et assommés par le vacarme ambiant. De ses six années d’expérience, jamais notre guide n’a vécu un pareil déluge.
Quand la tourmente finit par passer, nous reprenons notre course pour gagner le camp de base au fond de la vallée. Le torrent déborde de son lit et emporte des bouts de chemin dans sa course folle, il faut s’agripper aux buissons dans les passages les plus délicats. Puis apparaissent les premières tentes au pied du pic Boris Yeltsine (5168 m.), les nuages se lèvent paresseusement et découvrent son blanc sommet plus de 2000 mètres haut-dessus de nos têtes. Son glacier s’illumine d’un dernier rayon de soleil, sobre et solennel, tout le contraire du personnage qui lui a donné son nom. Nos habits sont détrempés, malgré les protections contre la pluie. Même l’appareil photo fait mine de nous lâcher. Nous faisons un feu de genévrier pour tenter de faire sécher quelques affaires et pour nous réchauffer. Ça aurait pu être une bonne affaire, puisque brûler du bois de genévrier est aujourd’hui encore un rituel répandu en Asie centrale pour repousser le mauvais sort. Sauf qu’Aurélia et notre guide mettent le feu à leurs chaussures. Quelle entrée en matière musclée !
S’en suivent une série de cols à près de 4000 mètres d’altitude, des revers de météo nous obligeant à presser le pas jusqu’à coûter une méchante blessure à l’un de nos porteurs, des batailles de boules de neige et des rencontres répétées avec des troupeaux de chevaux à des altitudes inatteignables pour des chevaux suisses. Plusieurs fois nous voyons des bergers galoper sur leur cheval en hurlant, leur silhouette se dessinant sur la ligne de crête sur un fond orageux, des scènes dignes des meilleurs contes épiques. Nous bivouaquons deux nuits dans une vallée sauvage et boisée au milieu de laquelle coule une autre rivière en crue, emportant routes et sapins sur son passage. Quelques vieux camions soviétiques montent malgré tout approvisionner des camps de yourte en biens essentiels, ce qui nous permet de mettre la main sur des bières. Nous allumons un feu de camp, transformé en brasier par nos amis kirghizes qui y jettent des sapins entiers. La chaleur est si intenable qu’il faut s’éloigner et mettre des lunettes de soleil ; cette fois nos affaires sont sèches. J’étale mon maigre vocabulaire russe, provoquant l’hilarité avec des mots improbables : « у нас есть огнетушитель, ребята ? », « on a un extincteur, les gars ? ». Nos jeunes porteurs ont beau avoir porté toute la journée un chargement de plus de 30 kg, ils sont encore en pleine forme et s’amusent à faire des sauts-périlleux autour du feu. Leurs rires aigus, leur bonnet pointu et leur air mutin leur donnent véritablement l’air de lutins.
L’après-midi suivant, après être allés rendre nos hommages au mur de glace du pic Karakol qui verrouille le fond de la vallée (5216 m.), nous nous replions sous nos tentes pour laisser passer une nouvelle averse. La torpeur s’installe quand soudain, des cris de détresses retentissent à proximité de notre campement. C’est Para, une jeune iranienne détrempée et si exténuée qu’elle n’a plus la force de porter son sac à dos, et encore moins de traverser le torrent sur le pont étroit, bancal et glissant qui permet de rejoindre notre camp. On l’invite à s’installer avec nous pour la nuit, nos lutins rallument la fournaise pour lui permettre de sécher ses affaires, la nourrissent et retournent dans le pré voisin faire des sauts-périlleux alors que reperce le soleil. Para vient de Téhéran, elle est architecte et voyage un mois en Asie centrale pour se confronter à elle-même avant de se marier. Elle n’a du reste pas demandé son avis à son futur mari pour s’en aller. Elle voulait voir de vraies forêts et des glaciers, mais elle n’était pas préparée pour des conditions aussi extrêmes. Aurélia lui prête un sac de couchage supplémentaire qu’elle avait emporté par sécurité, que Para puisse faire au moins une nuit sans grelotter. On passe la soirée à se bombarder de questions autour du feu, alors qu’une lune pleine se lève, faisant luire les glaciers et enveloppant la forêt de sa lumière blafarde.
Le long du chemin, le lendemain, des avis de disparition sont placardés sur des troncs. « Ça arrive souvent », nous dit Daniyarr. « La prochaine ce sera l’Iranienne si elle ne fait pas plus attention ! », réplique un autre en rigolant. Daniyarr nous apprend qu’il fuit les groupes de touristes iraniens, car ils sont nombreux et entreprennent toujours des ascensions trop ambitieuses pour leur niveau, ce qui se solde de manière récurrente par des tragédies. Une cordée a encore perdu un homme deux semaines auparavant, elle ne s’est pas arrêtée pour le retrouver. Après une longue montée dans ce que les locaux appellent la « vallée de la soif », qui n’est peut-être pas nommée de cette manière tant en raison d’un manque d’eau que de la montée qui y est particulièrement sèche, nous finissons par atteindre Ala Kul, l’un des principaux objectifs de randonnée dans la région. C’est un grand lac aux reflets d’émeraude, juché à 3500 mètres d’altitude et baignant glaciers et pierriers abruptes, entouré de champs d’edelweiss. Des edelweiss, il y en a tant que notre guide ne nous croit pas quand nous lui disons que c’est une espèce protégée en Suisse et qu’elle est très prisée pour en faire des produits cosmétiques. Il tient un bon filon, assurément, il faudra qu’on lui envoie la recette.
Je profite du soleil de fin de journée pour m’allumer un cigare, et suis bientôt rejoint par Sergueï, un sibérien timide et discret avec qui notre chemin s’entrecroise depuis plusieurs jours. Dans un grossier mélange de russe et d’anglais, j’apprends qu’il vient de la région du fleuve Ienisseï, mais qu’il préfère randonner au Kirghizistan que dans ses monts natals car les ours se tiennent plus tranquilles par ici. Chez lui, il a déjà dû fuir des mères agressives à plusieurs reprises. Il fuit la chaleur aussi, cette année. D’abord l’Ienisseï n’a pratiquement pas gelé de tout l’hiver, et maintenant il fait si chaud qu’il est presque à sec. Il n’avait jamais vu ça en plus de 40 ans d’existence. Si l’impitoyable été caniculaire qui a frappé l’Europe ne suffisait pas à alarmer les esprits, l’aridification de la Sibérie devrait faire changer d’avis les plus borné-e-s.
La nuit, la pluie se remet à tambouriner sur la toile de notre tente et provoque de grosses chutes de pierre dans les montagnes autour, qui terminent leur longue course dans le lac. Le fracas qu’elles font en tombant résonne entre les falaises et s’immisce dans mes rêves pour y créer une atmosphère menaçante, comme cela m’arrive parfois en Suisse quand les pierres chutent au bord des glaciers par les chaudes nuits d’été. Quand nous ressortons le nez de la tente à l’aube, tous les massifs environnants sont saupoudrés de neige fraîche. Nous avons eu de la chance, notre campement se trouve à peine en-dessous de la limite, et l’accès au dernier col nous restant à franchir est libre. Nous y parvenons le souffle court, dans une ambiance floconneuse. Les glaciers et les sédiments colorés qui forment de grands cônes au pied des arrêtes environnantes offrent une vue spectaculaire. Sur la descente de l’autre côté, de grandes barques en bois sont dispersées le long du torrent. Les témoins de rescapés de l’arche de Noé, naufragés bien à l’est du mont Ararat ? Non ! Ces barques ont été abandonnées là après que la navigation sur le lac Ala Kul ait été interdite. Pourvu qu’elles aient été hissées jusqu’au col en hiver, à presque 4000 mètres d’altitude, pour une dernière folle descente en luge.
Après une semaine d’aventures et presque 100 kilomètres de marche, nous arrivons à Altyn Arashan, point final de notre périple. Des eaux thermales jaillissent à différents endroits le long de cette vallée couverte de sapins. L’une d’elles se trouve dans le camp de yourtes où nous nous installons, sous une petite cabane en rondins au bord du torrent. Nous nous y précipitons pour soulager nos muscles perclus de courbatures et frotter nos peaux crasseuses. Une heure passe en aller-retour entre la cabane, où nous disparaissons sous les vapeurs brûlantes, et le torrent glacial dans lequel nous nous jetons à plat ventre, le regard rivé sur l’immense glacier au fond de la vallée et dont sortes ces eaux tumultueuses. En retournant au camp, on ne sait plus dire s’il fait chaud ou froid, tant nos épidermes sont anesthésiés. Je me rends compte que mon alliance a changé de couleur : j’avais oublié que l’argent et le soufre ne faisaient pas bon ménage. Heureusement, la couche d’érosion disparaît facilement en frottant.
À notre retour, notre guide Daniyarr fête ses 26 ans. Nous retrouvons donc notre équipe dans un bon restaurant à Karakol pour célébrer l’événement et passer un dernier moment tous ensemble. Nous savourons d’abord quelques bouteilles de vin géorgien, puis nous nous rabattons sur la vodka dont le prix est plus abordable. À peine le temps de s’en rendre compte que déjà quatre bouteilles vides trônent au milieu de la table. Les langues se délient et Daniyarr nous confie que malgré son jeune âge, il est déjà fatigué de guider. Il enchaîne les expéditions toute la belle saison, parfois plus d’un mois sans une seule journée de repos, et dans certains cas extrêmes il doit risquer sa vie pour aider des touristes, comme un épisode qu’il a vécu sur le Pic Lénine l’année précédente. Il a donc décidé que ce serait sa dernière saison, après quoi il partira en Australie pour exercer sa profession de forgeron dans de petits villages du désert. Un ou deux ans devraient lui suffire à obtenir la nationalité australienne et à amasser une belle somme d’argent. À terme, son projet est de revenir à Karakol pour créer un complexe hôtelier… sur un modèle de chalet suisse ! Alors qu’on pensait enfin aller dormir dans un vrai lit, le petit frère de Daniyarr vient nous chercher en voiture et nous emmène dans un parc surplombant la ville, dont les lumières illuminent la nuit. Nous continuons de trinquer, mon russe s’améliore de bouteille en bouteille, comme par magie. Daniyarr et Islam ne cessent de me répéter en s’écroulant de leur rire aigu « нам нужен огнетушитель, мы слишком пьяны !» … « il nous faut un extincteur, on est trop ivre! », alors qu’un autre lutin s’appuie contre un tronc pour vomir. À ce stade c’est sûr, un coup d’extincteur n’aurait pas fait de mal pour l’hydratation. Puis nous rentrons en titubant, complètement ivres d’hospitalité kirghize.
Le réveil est ô combien peu efficace : nous nous trompons de gare, nous oublions un filtre à eau, nous faisons nos adieux à nos amis italiens (dont nous conservons l’accent en parlant anglais pendant presque une semaine) puis nous nous entassons dans une marshrutka bondée pour rejoindre le village de Bokonbayevo, de l’autre côté de la rive sud du lac Iessik Kul. La route est interminable, semée de cahots, une lutte acharnée s’engage contre la nausée. La marshrutka nous laisse dans une petite ruelle à l’entrée du village, bordée de murs en pisée et sur laquelle se baladent des poules en caquetant. Au loin, les cimes enneigées de la chaîne de l’Ala Too rougeoient dans les lueurs du soleil couchant.
Iessik Kul, sur les traces d’Ella Maillart 3 août 2022 Nous quittons la capitale en marshrutka, principal moyen de locomotion entre les différentes villes du
Song Kul – chroniques d’expédition pt. 2 Les taxis Après quelques jours de repos bienvenus dans le village de Bokobayevo, nous poursuivons notre périple en