
Au coeur du Grand Jeu – pt.1 : Boukhara
Boukhara, au coeur du Grand Jeu – pt. 1 D’Alexandre le Grand au Grand Jeu Sur le long retour de Termez, nous transitons par Samarcande
Avis au public : Si vous n’avez pas lu l’article précédent (Au cœur du Grand Jeu, pt. 1 – Boukhara), nous vous recommandons vivement d’y jeter un œil, puisque plusieurs références y sont faites au long de cet article.
Après avoir arpenté les voies de chemin de fer ouzbèkes dans des wagons-couchette en deuxième et en première classe, nous nous essayons maintenant à la troisième classe pour rejoindre Khiva. Cette fois ce n’est plus de compartiments qu’il s’agit, mais de véritables wagons-dortoirs dans lesquels s’entassent des gens de tous les âges sur de minuscules banquettes fixées aux parois par des chaînes, et d’où dépassent les pieds rugueux des gens qui, comme nous, mesurent plus d’un mètre septante. Il y règne une joyeuse ambiance de naufrage, on s’encouble dans les béquilles, les pieds et les draps, et on se colle des sparadraps sur le front. Le contrôleur me tire d’une brève nuit de sommeil en me secouant énergiquement les pieds pour s’assurer que je n’avais pas prévu de sortir à Ourguentch, dernière ville avant Khiva. En ouvrant les yeux, je constate que le marchand de sable a été généreux pendant la nuit. J’époussète la fine pellicule qui s’est déposée sur mes affaires et sur ma tête, petit souvenir d’un désert visité en songe une nouvelle fois et dont quelques grains se sont invités par la fenêtre entrouverte (les rails longeaient le sud du Kyzyl Koum, le « désert rouge »). Impossible de se rendormir ensuite, avec les deux vieillards des banquettes du dessous qui se parlent en hurlant comme s’ils se trouvaient chacun à l’extrémité opposée du wagon. Quelques banquettes plus loin, je retrouve une Aurélia en grande conversation avec Dasha, une jeune Sibérienne, deux tasses de café fumant sur la tablette du wagon. Le train nous lâche de bonne heure par une fraiche matinée de début d’automne devant l’entrée principale du rempart de la veille ville de Khiva, à laquelle mène une grande allée bordée de bâtiments modernes au style oriental.
Si aujourd’hui, franchir le rempart est devenu un jeu d’enfant pour les Européen-ne-s, c’est la tâche pourtant peu ambitieuse d’y trouver un petit-déjeuner qui relève maintenant de l’impossible. Le soleil a beau être déjà haut dans le ciel, Khiva fait la grasse matinée. Avant 9 heure du matin, pas l’ombre d’un marchand de tapis ni d’un charmeur de serpent dans ces charmantes ruelles piétonnes, desquelles s’extraient tout juste quelques enfants sur le chemin de l’école. Dès 9h30, le décor se monte peu à peu, les acteurs et actrices se saluent, échangent les dernières nouvelles en brossant quelques tables sur les terrasses des restaurants. On amène le chameau pour les photos, on monte les étalages de tissus colorés et d’orfèvrerie : nous assistons ébahi-e-s à la parfaite orchestration de la mise en place qui précède le lever du rideau, et le public d’arriver peu à peu.
Mettant fin avec soulagement à cette balade à jeun en nous attablant à une terrasse, nous formulons quelques réflexions sur les voies très différentes que chacune des trois villes mythiques d’Ouzbékistan a décidé d’emprunter pour mettre en valeur ses trésors. À Samarcande il ne restait plus qu’une poignée de monuments magnifiquement restaurés éparpillés au milieu d’une ville qui a tourné le dos au passé. Boukhara, malgré son état de conservation variable, a su préserver le charme et l’esprit de la vieille ville orientale. Ses ruelles et ses édifices appartiennent encore à la population locale qui les anime de son quotidien. Khiva, enfin, a adopté la solution la plus radicale : en figeant sa vieille ville dans le temps, elle l’a transformée en une grande scène de théâtre où les habitant-e-s revêtissent les rôles qui offrent aux touristes le bond dans le passé recherché.
Photographie de 1873 par G. Krivtsov d’un des minarets emblématique de Khiva datant de la moitié du 19ème siècle et l’ancienne place du marché aux esclaves, date et auteur inconnu. Source
La ville antique de Khiva est un joyau de l’architecture islamique en Asie centrale avec ses madrasas, ses mosquées et leurs minarets, ses palais et ses mausolées. Les différents styles de ces édifices recouverts de faïence blanche bleue et dorée reflètent ses longs siècles de rayonnement. La ville est classée au patrimoine national en tant que « ville-musée » en 1967 par le régime soviétique, puis adoubée par l’UNESCO en 1990. Toutefois, certains de ses bâtiments pluricentenaires n’avaient connu, tout au long de leur existence, qu’une seule restauration partielle et ce… en 1983 ! Les dégâts infligés par l’usure, par la parenthèse soviétique et l’absence de surveillance ont conduit à la désertion de la vieille ville, dont certains quartiers menaçaient de s’effondrer. Khiva, rongée de l’intérieur, était en danger et le temps lançait au gouvernement un ultimatum : la reconstruire ou la voir mourir. En 2014, soutenu financièrement par l’UNESCO et par le gouvernement chinois, le ministère de la culture a lancé une grande opération de restauration et de réhabilitation de la vieille ville, afin de la préserver et de développer son potentiel touristique dans cette région en manque d’envergure économique. Khiva présente un visage rajeuni, sa substance d’antan soustraite. Les madrasas ont été vidées de leurs intellectuels pour être converties en hôtels de luxe. Dans les harems, les houris sont devenues commerçantes. Les maisons sont toujours habitées, mais chacune d’entre elle a été transformée en auberge. Et puis il y a les touristes, qui se bousculent en courant après leurs projections d’Orient, ils y découvrent un décor à la hauteur de leurs fantasmes. Tel est le pacte pour figer cette perle de l’Orient dans le temps : elle doit mourir (ou, comme disait un Inconnu, « pour survivre, elle doit mourir ! »).
Après avoir séjourné quelques jours à Khiva, on découvre progressivement qu’elle n’est pas uniquement la ville fantôme de sa splendeur passée entièrement dédiée au tourisme. Ses ruelles continuent d’abriter tout un monde où l’on peut admirer les artisans travailler le bois et les métaux dans leur atelier, on y croise des enfants qui ont fait des murailles leur aire de jeu, des adolescents grondés par leurs parents, des anciens occupés à débattre de tout et de rien à l’ombre de leur maison, des livreurs de melon et de pastèque qui font le tour du quartier en klaxonnant pour ouvrir les enchères.
Dans la vieille ville de Khiva, tout est matière à émerveillement. De la moindre porte d’atelier aux plus grandes mosquées et leurs minarets colorés, tout se marie dans un joyeux labyrinthe de rose chaud et de bleu. Elle regorge de micro-musées où l’on fait des découvertes improbables, comme celui où nous découvrons l’histoire de la communauté mennonite qui s’était installée dans la région durant la seconde moitié du 19ème siècle. Les mennonites constituaient un mouvement chrétien anabaptiste issu des forges de la réforme au 16ème siècle. Parti des Pays-Bas, il avait gagné une certaine popularité en Allemagne et en Suisse. En cette sombre période de guerre religieuse et de persécutions, beaucoup de mennonites avaient fui en Amérique du Nord d’abord, puis en Russie où l’impératrice Catherine II leur avait offert l’asile, durant la seconde moitié du 18ème siècle. Une nouvelle migration a hélas été nécessaire un siècle après, suite aux réformes menées par le Tsar Alexandre II en 1861 et portant notamment sur l’abolissement de l’exemption de service militaire. C’est donc à Khiva qu’une partie de ces réfugiés a été accueillie par le khan (l’équivalent du roi) en 1882, où ils ont fondé une petite colonie à l’extérieur de la ville baptisée Ak-Mechet. Le khan a su mettre à profit leurs savoir-faire pour embellir ses palais et ses mosquées, notamment pour ce qui touchait au travail du bois. Un précieux témoignage de ces petites communautés qui essaimaient également la campagne autour de Samarcande, de Tashkent et de Boukhara nous est offert par Ella Maillart. Elles connurent une fin inéluctable avec l’avènement du soviétisme : leur refus catégorique de soumettre leur mode de vie aux exigences du Parti leur valu une déportation généralisée au goulag en 1937. Au mur du musée est accroché un petit tableau dépeignant une scène de village dans la campagne ouzbèke. Dans la légende, on y lit que le village se nommait…. Lausanne ! La version anglaise vaut également le détour !
À Khiva, la plupart des monuments s’appréhendent de l’extérieur, avec leurs façades tape-à-l’œil et leurs dômes qui ont poussé la faïence au sommet de son art. Cette règle s’inverse cependant avec la mosquée du Vendredi. Vue de l’extérieur, elle pourrait passer inaperçue. Mais ces quatre murs discrets abritent une véritable forêt de colonnes en bois (plus de 200 !), toutes plus finement ouvragées les unes que les autres. Une forêt de bois mort issu de contrées lointaines et ramené à la vie par ces interminables entrelacs de motifs géométriques ciselés sur chaque fût. En voyant l’état de certains d’entre eux, on n’a pas de peine à croire que la fondation de la mosquée remonte au 10ème siècle. C’est l’un des plus beaux manifestes de ce formidable travail du bois qui faisait et fait encore la fierté de l’Ouzbékistan.
En fin de journée, la tour de garde de la porte ouest est prise d’assaut par les touristes et se transforme en mirador pour offrir la contemplation du coucher de soleil. Ça bouchonne, ça joue des coudes et ça gueule dans ces étroits escaliers médiévaux. Mais le spectacle est à la hauteur de l’effort : du sommet, on embrasse toute la vieille ville dont les dômes, les hautes façades des madrasas et les minarets se teintent de reflets roses. Au sud, la vue porte jusqu’au désert du Kara Koum au Turkménistan (le « désert noir »), dont les immenses dunes coiffent la végétation de l’oasis.
À l’occasion d’une nouvelle visite dans une fabrique de tapis, on tente de comprendre une fois pour toutes comment s’obtient la soie, au moyen de cet étrange procédé nommé « sériculture » et dont les principaux acteurs sont les vers à soie. D’une certaine manière, c’est à eux que revient le mérite d’avoir tissé les routes de la soie. Jusqu’à ce que l’Asie centrale s’empare de la technique suite à la bataille de Talas en 751, la fabrication de la soie est restée en-dehors de la Chine une énigme au cocon duveteux. En fait, les vers produisent ce fil si délicat en bavant lorsqu’ils forment leur chrysalide ; le fil ainsi sécrété mesure entre 800 et 1500 mètres ! Il en ressort un papillon tout blanc, le bombyx des mûriers (cette production va donc de pair avec la plantation de mûrier, comme le papier d’ailleurs). Si ses ailes sont dépourvues de motifs, c’est peut-être parce que les tapis qu’il contribue à produire les ont tous volés. Cette espèce originaire du nord de la Chine n’existe plus qu’à l’état domestique, c’est d’ailleurs sans surprise en Chine qu’ont été découverts les plus anciens témoignages de sériculture : ils remontent à plus de 6000 ans, au sein de la culture néolithique de Yangshao. Il a fallu attendre le 6ème siècle de notre ère pour voir les Byzantins en percer le secret, l’un des mieux gardés de leur temps, et l’introduire en Europe à l’autre extrémité des routes de la soie. En France, la sériculture a été encouragée entre la fin du Moyen Âge et le début de la Renaissance par la plantation de millions de mûriers, en particulier dans le sud du pays. Une série d’épizooties survenues dès les années 1860 ont signé son arrêt définitif.
Cette courte digression sur la véritable nature de la soie nous permet de reprendre le fil de l’Histoire de Khiva, dont elle fût l’un des principaux moteurs. Khiva était la capitale de la région du Khorezm, elle constituait le premier (ou le dernier) jalon entre déserts et mer Caspienne, vers les routes de l’Iran. C’était comme Boukhara un lieu d’effervescence intellectuelle, où l’on retrouve également Avicenne, et un autre personnage qui a pesé lourd dans le façonnage de l’hermétique discipline des mathématiques : Muhammad ibn Musa al-Khwarzimi (env. 780-847). Son nom est au moins aussi compliqué à faire entrer dans nos têtes que l’algèbre et les algorithmes auxquels il a donné naissance, et qui régissent aujourd’hui jusqu’aux paramètres les plus intimes de vos vies privées. Khiva possédait en outre le plus grand marché aux esclaves de toute l’Asie centrale, alimenté par les pillards turcomans qui y livraient en vrac des dizaines de milliers de paysans et des pêcheurs de la mer Caspienne, des iranien-ne-s comme des russes. Cela avait le don d’exaspérer les tsars, et leur a fourni un solide alibi pour se lancer dans le Grand Jeu avec panache.
Leur véritable but était bien sûr de gagner des territoires et de repousser les limites de leur zone d’influence en direction des Indes. Plusieurs expéditions militaires ont donc été organisées contre le khan de Khiva. Beaucoup d’entre elles ont été désastreuses. Si Khiva constitue aujourd’hui un rêve pour beaucoup de monde, elle est longtemps restée le cauchemar des Russes. La première mission avait été conduite en 1717 par la troupe du prince Alexander Bekovich-Cherkassky. Elle avait livré bataille à l’extérieur de Khiva, et quand celle-ci a tourné à leur désavantage au bout de trois jours de combat, le prince est parti avec une escorte de 500 hommes pour parlementer avec le khan. Personne ne sait ce qu’il est véritablement advenu, mais des esclaves russes ont rapporté plus tard que le khan aurait fait mine de vouloir se rendre, et aurait divisé l’ambassade cinq groupes pour les loger dans cinq villes différentes, afin de faciliter les tractations. La seule certitude, c’est qu’il a exécuté le prince et ses 500 hommes, l’empire Russe était tenu en échec par un royaume moyenâgeux. Cette humiliation a eu pour conséquence de maintenir pour un temps la frontière sud de l’empire au niveau d’Omsk et d’Orenbourg, soit pratiquement sur la frontière actuelle avec le Kazakhstan. Une autre expédition désastreuse fut celle de l’hiver 1839-1840. Partie d’Orenbourg dans l’actuel Kazakhstan, elle fût stoppée nette par des conditions météorologiques effroyables : les Russes s’y sont faits avoir à leur propre jeu, trahis par leur plus précieux allié : le « général Hiver ». L’armée de 5000 hommes fut contrainte de renoncer à mi-chemin, laissant derrière elle de nombreux cadavres et la quasi-totalité de ses 11’000 chameaux. Il a fallu attendre 1873 pour voir Khiva s’agenouiller devant le Tsar, elle était le dernier royaume d’Ouzbékistan à courber l’échine.
The city, at a little distance, presents a very beautiful appearance. It is surrounded by a high stone wall, over which towers the sky blue domes of the great mosque, with a golden ball on the top....The narrow streets I found quite blocked up by the sea of people, pressing on every side, and ducking under the very horses, and the Yuz Bashi had to make a passage for us by main force. In the crush I noticed several unhappy Russians, who humbly took off their caps, and begged me in undertones to obtain their release.
Captain Muraviev 'Visit to the Turkoman Inhabitants of the Eastern Coast of the Caspian Sea' 1819
Lithographie publiée dans l’ouvrage Russian Central Asia : including Kuldja, Bokhara, Khiva and Merv (1880) de Henry Landsell
Pour se faire une idée de ce à quoi ressemble véritablement Khiva en-dehors de sa ville-musée, nous passons une journée à nous balader au-delà de son enceinte, dans la ville moderne. Nos pas nous mènent jusqu’à la campagne environnante, où une famille nous invite dans sa maison pour boire le thé. Sévinch, une jeune ouzbèke qui désire devenir professeure, nous sert d’interprète avec ses grands-parents, Camel et Zoïa, qui s’occupent de la famille pendant que les pères travaillent en Russie comme saisonniers sur des chantiers. Le thé se transforme en plov, pendant qu’ils nous racontent leur histoire. Ils se sont rencontrés en Russie : Camel faisait son service militaire pour l’Union soviétique, Zoïa venait d’un petit village près de Moscou. Quand les parents de cette dernière sont morts, ils sont venus s’installer à Khiva où rien ne leur manque, et surtout pas l’alcoolisme ambiant et la rigueur du climat russe. Ils ont une vache laitière, dont ils revendent le surplus, et Camel travaille encore comme livreur pour l’usine Coca Cola qui se trouve deux pâtés de maison plus loin. « La difficulté avec le bétail, c’est de trouver du fourrage », nous disent-ils. C’est vrai, ce lieu n’est rien de plus qu’une grande oasis grouillant d’humains au milieu du désert, après tout. D’ailleurs, l’été dernier a été d’une dureté impitoyable, et les petits lacs disséminés dans la campagne environnante ont été pratiquement asséchés, pour la première fois de leur vie ; l’eau a dû être sévèrement rationnée. Une histoire similaire à ce que nous avions entendu dans le sud du pays, dans le Surkhandarya, où l’eau a dû être approvisionnée dans la campagne par camions. Si le Kazakhstan mène la vie dure à la Russie en termes d’exportation de pétrole, avec les énormes gisements découverts ces dernières décennies dans la mer Caspienne, celle-ci a une solution toute trouvée pour reprendre le monopole commercial dans quelques années. Il lui suffira de remplacer l’or noir de ses pipelines par des conduites d’eau potable, sans quoi il risquerait bien de ne plus y avoir personne pour consommer des énergies fossiles.
Boukhara, au coeur du Grand Jeu – pt. 1 D’Alexandre le Grand au Grand Jeu Sur le long retour de Termez, nous transitons par Samarcande
Un lac à la mer, peinture à l’huile Le Karapalkastan (Ouzbékistan) Un trajet cotonneux Pour rejoindre Noukous, capitale de la république autonome du Karakalpakstan (le