Kathmandou et la vallée des temples

Changement de plaque

L’Himalaya se dresse telle une immense barrière naturelle entre le vide et le plein, entre le chaos et le néant. Au nord elle est bordée par l’une des régions les plus inhospitalières au monde avec le plateau tibétain, le désert du Taklamakan puis les steppes. Au sud, elle est léchée par le ressac de la plus grande marée humaine que connaisse le 21ème siècle, l’Inde venant de prendre la place de la Chine sur le trône du pays le plus peuplé au monde. La vallée de Kathmandou s’ouvre comme un couloir entre ces deux univers et déjà l’arrivée à Kathmandou ne pourrait offrir plus grand contraste avec l’Asie centrale. Les sens sont sans-dessus-dessous et tout se mêle dans un joyeux tourbillon de bruit, de couleurs, de mouvement, de formes et d’odeurs. Moteurs, cloches, klaxons, encens, lessive, excréments, benzine, cris, curry, vaches, mantras, c’est l’antithèse du Kazakhstan. On a vite fait de s’oublier dans ce fleuve de vie tumultueux, chose qu’il était plus difficile de faire quand nous étions seul-e-s au milieu de la steppe. Des temples apparaissent dans chaque recoin, jusqu’aux creux des troncs épais des figuiers de banyan. Les rickshaws, sortes de grands tricycles rouillés aménagés avec une banquette couverte à l’arrière et faisant office de taxi pour les touristes les plus romantiques tracent sans hâte leur route à travers toute cette agitation. Des milliers de fils électriques s’étendent entre les bâtiments et s’enroulent comme des lianes autour de frêles poteaux métalliques qui s’effondrent sous leur poids. Une véritable jungle urbaine dont profitent les macaques pour faire les pitres et divertir les foules coincées dans les embouteillages.

Notre taxi nous largue à Thamel, le quartier touristique de Kathmandou, où nous atterrissons dans une auberge minimaliste située juste en face de la plus grande boîte de nuit népalaise : the Lord of the Drinks (52ème dans le classement international du clubbing !). La première nuit suffit à nous apprendre qu’il s’agit plus d’un repère d’orcs que d’elfes ou de hobbits : sans arrêt nos voisins font des aller-retours aux toilettes en claquant les portes pour aller vomir le surplus d’alcool sur un fond musical dont les basses font trembler les murs déjà si peu solides du bâtiment. Avant toute chose, nous entreprenons donc de changer d’hébergement.

Ishwor et Suzeeta

Nous avons la chance d’avoir un contact sur place, dont les parents partagent une longue histoire d’amitié avec une famille chaux-de-fonnière. L’occasion rêvée pour nous de découvrir cette ville qui nous paraît si peu familière en bonne compagnie. Lorsqu’Ishwor est venu nous chercher pour une première journée de visite avec son amie Suzeeta, nous étions alors loin de nous douter qu’ils prendraient la semaine entière pour nous faire visiter tous les plus beaux sites de la vallée de Kathmandou et nous inviter dans leur famille respective pour nous initier à leurs traditions, à l’art du « dahl bat » ainsi qu’aux autres spécificités de la cuisine népalaise (dzhu-dzhu, masala tchai, kheer….). Ishwor nous avait prévenus qu’on se déplacerait en « bike ». Nous appréhendions un peu l’idée de se mouvoir en bicyclette dans le trafic chaotique de la ville, c’est donc avec un certain soulagement que nous les avons vu débarquer sur leur moto avec Suzeeta. À peine le temps de faire les présentations qu’on se retrouve propulsé sur leur siège passager pour d’exaltantes chevauchées à travers cet immense musée à ciel ouvert qu’est la ville de Kathmandou (qui regroupe à elle seule pas moins de 7 ensembles de monuments inscrits à l’UNESCO !

On ne tarde pas à découvrir qu’ici, le code de la route c’est le klaxon. Un ou deux « tuts » rapides pour signaler sa présence avant de foncer tête baissée dans la mêlée. Une série de « tuts » plus insistants quand le chauffeur s’impatiente en attendant ses passagers. Petite série de « tuts » saccadés pour saluer une connaissance. Longue série de « tuts » arythmique quand le chauffeur est pris dans les embouteillages et jalouse la première loge au feu rouge, seul chef d’orchestre à cette cacophonie quelque fois remplacé par un pauvre gendarme s’époumonant tellement dans son sifflet qu’on s’étonne qu’il tienne encore debout. Pourtant malgré l’apparence anarchique de la situation, « panta rhei » comme le disait le philosophe grec Démocrite. « Tout coule », et avec une fluidité déconcertante.

Le temple des singes

La première visite fait toujours forte impression. Pour nous ce fut le temple des singes, un vaste ensemble bouddhiste situé au sommet d’une colline d’où la vue embrasse toute la ville et les contreforts de l’Himalaya. C’est l’un des plus anciens temples népalais, dont la fondation remonterait au moins au 5ème siècle de notre ère. Ce qu’il faut comprendre au Népal, c’est que bouddhisme et hindouisme cohabitent depuis deux millénaires, de manière plus ou moins pacifique, et que les deux religions ont exercé une importante influence mutuelle. Ainsi les lieux les plus saints du bouddhisme le sont-ils aussi pour les hindouistes et vice-versa. De cette manière, les escaliers vertigineux menant du monde des mortels au sommet du temple avaient été ordonnés par le roi de Kathmandou au 17ème siècle, qui était de religion hindouiste. Tous les matins à l’aube, les pèlerins franchissent le portail gardé par deux lions de pierre et montent ces escaliers interminables pour faire tinter les cloches, tourbillonner les moulins à prière et tourner autour de l’immense stupa qui sert de toboggan aux milliers de singes qui accourent des forêts environnantes.

La légende dit que la vallée de Kathmandou, alors appelée Swayambhu, était originellement recouverte d’un lac sur lequel poussait une fleur de lotus. Apparue en vision au bodhisattva* Manjushri (un sage bouddhiste devenu saint patron de l’apprentissage), ce dernier y aurait entrepris un pèlerinage afin de rendre hommage à la fleur sacrée. L’endroit lui paraissant propice à l’installation humaine, il aurait alors ouvert une brèche dans la montagne pour vider le lac. C’est lui qui aurait élevé la colline où se trouve le temple, à l’emplacement exact du lotus dont la fleur serait devenue le stupa. Les singes, indissociables du temple, sont considérés comme sacrés et seraient à l’origine les poux qui se trouvaient dans les cheveux de Manjushri, qu’il refusait de raser comme l’exigeait la tradition bouddhiste. Et s’ils sont mignons de prime abord, on ne tarde pas à découvrir qu’ils sont en effet aussi nuisibles que des poux : toutes les quelques minutes retentissent les cris aigus d’une touriste bataillant pour récupérer son sac à main.

*Personne sainte sur le chemin de l’éveil.

Pashupatinath

Après le temple des singes, Ishwor et Suzeeta nous emmènent au temple de Pashupatinath, le plus ancien temple hindouiste de Kathmandou. Sa fondation remonterait comme le temple des singes vers le milieu du premier millénaire de notre ère ; sa forme actuelle ne date que du 17ème siècle. Devant notre surprise lorsque nous découvrons le cortège d’ambulances à l’entrée du temple, nos ami-e-s nous répondent avec le plus grand naturel « dead people ». Ce qu’ils avaient oublié de nous dire, c’est que c’est ici que sont incinérés les morts de religion hindouiste de toute la région, dans une version népalaise réduite et moins touristique que son célèbre pendant indien sur les rives du Gange : Bénarès. Les bûchers funéraires s’alignent sur de petites plateformes construites le long de la rivière Bagmati, dans laquelle sont précipitées les cendres des défunts. Malgré l’usage de bois dégageant des senteurs agréables à la combustion, cela reste difficile de faire abstraction de l’odeur de « méchoui humain », pour reprendre une expression souvent utilisée au sujet de Bénarès. Les hurlements des familles en deuil montent du rivage avec la fumée épaisse pour se frayer un chemin entre les centaines de petits temples dressés sur la rive opposée, où nous nous baladons. Ces derniers sont disputés par les singes et les sâdhus venus d’Inde, qui attendent patiemment que les touristes leur donne de l’argent en fumant le haschisch. Une entrée en matière pour le moins épicée avec les traditions hindouistes.

Caléidoscope

Les visites se poursuivent d’un bout à l’autre de la ville. Il y a Boudhanath, l’un des plus grands stupas au monde qui abriterait les reliques d’un saint de l’Antiquité. C’est autour de ce monument que s’est réunie l’une des plus grandes communautés tibétaines de Kathmandou, fuyant progressivement le Tibet depouis que la Chine l’envahit dans les années 1950. Il y a le temple de Budhanilkanta où flotte dans un bassin une immense statue de Vishnu sculptée dans une roche volcanique. Ou encore le sanctuaire de la société internationale de Krishna où nous sommes accueillis par une foule dansant, sautant et faisant des pirouettes au rythme de percussions endiablées. Les dévots parcourent la foule avec des pétales, de l’eau sacrée et des bougies purifiant à tout-va. Nous restons à l’arrière de la salle, près de la statue de la divinité devant laquelle les gens se jettent à plat ventre, les bras tendus devant leur tête et les mains jointes en prière. Rituels et gymnastique ne font qu’un, les gens ressortent du temple purifiés et défoulés.

27 avril 2015, 12h35

On se souvient probablement toutes et tous de ce terrible séisme, 7,9 sur l’échelle de Richter, qui a frappé le Népal en avril 2015. Côté humain, plus de 8000 mort-e-s et autant de blessé-e-s, plus d’un million de personnes déplacées. Côté matériel, les secousses ont détruit ou abîmé plus de 500’000 maisons et bâtiments divers, dont des hôpitaux, des écoles, des centres culturels et bien sûr, des bâtiments historiques. Les emblèmes de la vallée de Kathmandou n’ont pas été épargnés, loin s’en faut. Si depuis, l’eau des événements a coulé sous les ponts de l’actualité internationale, les stigmates restent visibles partout. Beaucoup de monuments sont aujourd’hui encore revêtus d’échafaudages et hérissés de soutènements, les maigres moyens disponibles ne pouvant suffire à faire face à l’ampleur des dégâts. Malgré tout, les travaux de restauration suivent leur cours et permettent de faire vivre les artisanats traditionnels, qui sont secondés par des entreprises chinoises spécialisées en restauration dont nous retrouvons une seconde fois la patte après les villes mythiques d’Ouzbékistan.

Trois capitales

Trois ensembles historiques constituent les plus beaux fleurons de l’architecture traditionnelle népalaise : les « Durbare square » de Katmandou, Bhaktapur et Patan. « Durbare » vient d’un terme hindi, « darbaar », qui signifie « salle d’audience royale ». Toutes trois ont servi de siège aux royaumes qui se sont développés dans la vallée de Kathmandou au cours du millénaire dernier et se trouvent dans un modeste rayon d’une vingtaine de kilomètres. Celle de Kathmandou a été la dernière à conserver sa fonction, elle a servi jusqu’en 1886. En plus des palais, on y découvre des dizaines de temples de toutes les formes et de toutes les tailles, des sculptures, des bassins et fontaines, des obélisques. Chaque édifice est prétexte à un véritable étalage d’excellence artistique. Que ce soit le bois ou la pierre, pas une surface n’est délaissée par des décors qui rivalisent tous de délicatesse. À l’ombre des pagodas, nous gravissons inlassablement des séries d’escaliers abruptes pour visiter les temples, faisant du culturel un entraînement pour l’Himalaya. Chaque nouvelle volée de marche est bordée de gryphons, d’éléphants, de tigres, de vaches, de rats ou d’autres créatures fantastiques. Au pied des temples se bouscule une foule de locaux et de touristes entrecoupée de processions rituelles auxquelles prennent part les pèlerins.

À Kathmandou se trouve la demeure de la Kumari, une jeune femme enlevée à son village dès l’enfance pour passer sa vie dans ce temple obscur avec ses servantes où elle est considérée comme une incarnation divine. Elle apparait au balcon chaque après-midi pour bénir sa foule de fidèles. C’est aussi ici que se trouve le temple qui aurait donné son nom à la ville, « kaasthamandap ». En sanskrit cela voudrait dire quelque chose comme « le refuge en bois » ou « abrité par le bois ». La légende dit que le bois dont il est constitué proviendrait d’un seul et même arbre. Hélas, il n’en reste pas grand-chose depuis le tremblement de terre de 2015.

La ville de Bhaktapur constitue l’un des hauts lieux de l’histoire newari, l’ethnie originaire de la vallée de Kathmandou. Elle a servi de capitale au royaume népalais entre le 12ème et le 15ème siècle, au début du règne de la dynastie Malla. La ville est aujourd’hui encore très renommée pour ses différents artisanats, la céramique en particulier. On y admire également les artisans travailler la pierre et le bois pour restaurer les bâtiments endommagés par le séisme. Nous arrivons à point nommé sur la place Darbaar où a lieu le tournage d’une chorégraphie newari : des dizaines de jeunes hommes et de jeunes femmes vêtu-e-s de leur tenue traditionnelle et paré-e-s de colliers de fleurs orange dansent au rythme d’une musique pop aux sonorités traditionnelles.

La cité de Patan, siège de la dynastie Malla depuis le 12ème siècle, date dans sa forme actuelle essentiellement du 17ème siècle. Déjà terriblement endommagée par un séisme en 1934, elle figure aujourd’hui sur la liste des 100 sites les plus dangereusement menacés de l’UNESCO (watchlist). Son palais a été abandonné au 18ème siècle, lorsque la dynastie Shah a pris le pouvoir et déplacé le centre administratif à Kathmandou. Patan n’a jamais perdu de son importance religieuse pour autant. Ishwor et Suzeeta nous y font découvrir les traditions culinaires newari : tripes, cervelle, langue, foie, poumons et dieu sait quoi d’autre dont nous ne sentons pas passer grand chose en raison de la quantité de piment dans laquelle ils baignent. Nous nous souviendrons particulièrement d’une version hindouiste de « 1, 2, 3 soleil ! » et de marelle dans un temple habituellement réservé aux initiés. Interdiction de bouger lorsqu’un moine joue des percussions avec des bâtons. Lorsque tintent les cloches sacrées, interdiction de marcher sur les rangées de dalles situées le plus au centre de la cour. Un autre son  de cloche plus grave interdit l’accès aux rangées de dalles situées sur le pourtour de la cour. Et surtout, ne jamais avoir le malheur de poser le pied sur la même dalle qu’une autre personne au même moment sans quoi il faut reprendre tous les rites de purification depuis le début 

La route de Kathmandou

Enfin que serait une visite de Kathmandou, haut lieu de la légendaire route hippie depuis les années 1970, sans une rencontre avec ses esprits embrumés de cannabis. Au détour d’une balade à Thamel nous faisons la connaissance de Ramish, un guide local de haute montagne qui nous invite à boire un verre avec ses amis. À peine avons-nous commandé à boire qu’il s’allume un joint immense. Il entreprend de nous expliquer toute la cosmogonie hindouiste, toujours plus passionné dans ses explications à mesure que son cône raccourcit et que la fumée lui sort des narines. Entre autre sujets, on aborde aussi la coupe du monde au Qatar. Un sujet fort litigieux au Népal puisque de nombreux ouvriers sont partis travailler sur les chantiers qatari, où beaucoup ont été abusés par les conditions de travail, ont été gravement blessés, voire ont trouvé la mort. Bien sûr ici, aucune des familles ne touche de compensation et en l’absence d’un vrai système social népalais, privées de leur source de revenu principale, elles se trouvent à la rue du jour au lendemain. Enfin en bon guide, Ramish insiste avant de nous quitter sur l’importance de fumer de l’herbe sur le toit du monde, afin de pouvoir nous balader plus haut que la limite au-delà de laquelle nos jambes et nos poumons refuseront de nous porter. Avec ça, plus aucun risque de contracter un mal aigu des montagnes.  Un conseil comme un autre (embarquer des crampons?) avant le départ pour notre première expédition dans l’Himalaya : la vallée du Langtang !

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