Un lac à la mer, peinture à l'huile

Le Karapalkastan (Ouzbékistan)

Un trajet cotonneux

Pour rejoindre Noukous, capitale de la république autonome du Karakalpakstan (le « pays des chapeaux noirs »), on délaisse pour un temps les trains au profit des marshrutkas (elles commençaient à nous manquer) et des taxis partagés. La route nous fait descendre le cours du fleuve Amou Darya à travers les champs. On y distingue des centaines de silhouettes s’affairant à récolter le coton, qu’elles entassent en montagnes sur de petits camions. Malgré le pittoresque de la scène, difficile de ne pas penser que ces nuages de ouate flottant sur cet océan de verdure sont autant de larmes versées par la mer d’Aral, dont il ne restera bientôt plus que le sel. Avec une production de plus d’un million de tonnes de coton par an (soit 4 à 5% de la production mondiale), cette culture joue un rôle essentiel dans l’économie du pays. C’est en vérité le deuil de la mer d’Aral que l’Ouzbékistan fait porter à des millions de personnes à travers le monde avec ses textiles. Car ses principaux affluents, l’Amou Darya et le Syr Darya, sont presque entièrement siphonnés par les milliers de canaux d’irrigation qui arrosent des dizaines de milliers d’hectares de cultures ouzbèkes, turkmènes et kazakhes. Après avoir traversé l’Amou Darya sur un pont flottant, on rejoint la route nationale qui borde le désert du Kyzil Koum depuis Boukhara, dernière ligne droite et plate pour rejoindre Noukous, rythmée par quelques massifs tabulaires bien solitaires.

Noukous, une cité dans le désert

La capitale du petit état qu’est le Karakalpakstan compte 300’000 habitant-e.s. De la même manière que l’ambiance changeait du tout au tout en passant du Kirghizistan à l’Ouzbékistan, le Karakalpakstan n’a plus grand-chose à voir avec l’Ouzbékistan. L’état des infrastructures (routes, bâtiments, parcs) y est bien plus pauvre, et à défaut d’avoir hérité d’une riche architecture islamique, c’est la rationalité soviétique qui domine la construction. Ces constats sont complétés par une autre différence notable : tout le monde parle à nouveau russe, ce qui était loin d’être le cas en Ouzbékistan. De fait, l’ethnie karakalpake est historiquement et linguistiquement bien plus proche des Kazakhes nomades que des Ouzbèkes sédentaires. Des tas de sable s’accumulent au coin des rues, cadeau du désert quand il danse avec le vent. Un canal bordé de parcs un brin négligés traverse la ville, on y croise un nombre impressionnant de jeunes couples se baladant bras-dessus, bras-dessous. Quand les jeunes échangeant des baisers sur un banc public ne sont pas immédiatement arrêtés par la brigade des mœurs, c’est toujours un bon indicateur de liberté de l’individu. Si la ville semble très vide, le bazar lui, grouille de vie ; on y trouve un stand avec des étudiants qui servent des pintes de bière. Aucun doute, l’Ouzbékistan se trouve loin derrière nous. On nous apprend que les prix ont subi une forte inflation ces derniers temps (de même que le prix de l’immobilier), depuis que les Russes fuyant la mobilisation viennent s’installer dans la région.  

Colère chez les chapeaux noirs

Nous faisons la connaissance de Salamat, un guide local à la carrure de géant qui propose de nous emmener visiter la mer d’Aral à un prix raisonnable. Il vient nous chercher de bonne heure par une froide matinée d’octobre, que nous avons tôt fait de réchauffer chemin faisant par nos discussions enflammées. Il nous explique plus en détail ce qu’il s’est passé à Noukous trois mois plus tôt, dont nous avions à peine entendu parler lorsque nous nous renseignions sur les possibilités de voyage dans cette région. De grandes manifestations ont éclaté début juillet, suite à une série de révisions de la constitution ouzbèke menées par le président Shavkat Mirziyoyev et portant notamment sur une limitation de l’autonomie karakalpake. L’intervention très musclée des forces de l’ordre ouzbèkes s’est soldée par plusieurs dizaines de mort-e-s, et des centaines de blessé-e-s, un désastre (selon les chiffres officiels, 21 décès ; selon Salamat, plus de 500). Si l’Ouzbékistan tente de raffermir son pouvoir sur le Karakalpakstan et d’en exclure la possibilité d’indépendance au moyen d’un référendum, c’est certainement en raison des immenses réserves de gaz naturel qui y ont été découvertes au cours de ces dernières années (les plus riches de tout l’Ouzbékistan !), qui pourraient enfin permettre de redonner un peu de lustre à l’économie locale. Mais ces manifestations violentes ont d’autres sources de mécontentement sous-jacentes, la plus évidente étant le fait que l’Ouzbékistan et le Turkménistan aient la mainmise sur le robinet géant de l’Amou Darya. En effet, c’est à peine un ruisseau que nous traversons à la sortie de la ville, sur un pont qui paraît aujourd’hui totalement démesuré là où le fleuve atteignait quelques années auparavant encore un kilomètre de largeur. Si l’eau restante suffit déjà difficilement à irriguer les cultures de coton et de céréales du côté karakalpak, il ne reste plus une goutte pour se jeter dans la mer d’Aral. Et, faut-il le rappeler, la pêche a de tout temps constitué l’une des plus importantes ressources du peuple karakalpak. Les problèmes se sont de plus récemment aggravés en raison d’un manque d’accès à l’eau potable dont a découlé la propagation de maladies infectieuses. Voici donc pourquoi la rancœur gronde à l’égard du gouvernement ouzbèke.

L’état d’urgence a été déclaré le 1er juillet 2022 – source

Vous reprendrez bien un peu d’Histoire ?

L’histoire nous rattrape au détour de la steppe, au beau milieu du vide. Salamat nous conduit vers le seul relief visible à l’horizon, une colline sur laquelle semblent se dresser des milliers et des milliers de petites maisons… jusqu’à ce que nous nous apercevions que c’est en réalité une immense nécropole qui se déploie devant nos yeux ! Le site de Mizdahkan a été fréquenté sans interruption depuis plus de deux millénaires, sa première utilisation est attribuée aux zoroastriens (pour en savoir plus sur le zoroastrisme, c’est par ici). Une plateforme en terre aménagée au sommet de la colline est interprétée comme une tour du silence destinée à l’exposition des cadavres. Une légende locale raconte que c’est là que serait enterré l’Adam biblique, alors que l’archéologue russe Sergey Tolstov met lui ce site en relation avec Gayormat, le premier être à l’origine de l’humanité selon la cosmogonie zoroastrienne. Mais d’où peut donc venir cette volonté d’associer ce lieu si périphérique à l’aube des religions monothéistes ?

Cette grande colline en cache une autre, dominée par les ruines de ce que les locaux appellent la « forteresse des infidèles ». Il s’agit en réalité des restes d’une importante cité d’époque Kushan (à ce sujet, nous vous renvoyons à notre article sur la Bactriane), idéalement située sur les axes septentrionaux des routes de la soie. Son nom remonte à la conquête de la région du Khorezm par l’Islam en 712, à laquelle la population zoroastrienne de la forteresse aurait opposé une féroce résistance. Nous reprenons ensuite la route vers le nord, parallèles aux contreforts du plateau de l’Oustiourt que l’on aperçoit loin à l’ouest. Un cortège éparse mais incessant de voitures russes chargées de bagages jusque sur le toit défile en sens inverse. Près de trois semaines après que Poutine aie décrété la mobilisation, la fuite ne tarit pas. Enfin nous rejoignons Moynaq par voie terrestre, là où ce petit village de pêcheur n’était accessible que par bateau il y a encore une quarantaine d’années.

Peuple libre, toujours tu chériras la mer

À Moynaq, il ne reste plus qu’une odeur d’iode et des coquillages. Il y a longtemps que les mouettes ne chantent plus. Le fracas du ressac s’est estompé, remplacé par les hurlements du vent qui souffle furieusement sur cette étendue vidée de sa substance, levant des nuages de sel qui se retrouvent jusque sur les glaciers de l’Himalaya. La seule mer ici, c’est le bleu du ciel qui s’étend à perte de vue sur cette lande désertique. Le regard s’y écorche sur des milliers d’arbustes rabougris aussi loin que porte la vue ; là où les hippocampes nageaient paissent aujourd’hui les chevaux sur le fond marin.  Si seulement nous pouvions retourner l’horizon et faire voguer les carcasses rouillées des bateaux qui reposent au fond du port sur le vaste ciel. Hélas, il n’est pas possible de plus toucher le fond qu’un bateau sur la mer d’Aral. Devant ce vide angoissant, le cerveau convoque inconsciemment tous les éléments à sa disposition pour suggérer la présence de la mer, jamais la présence d’un fantôme ne nous est apparue plus distinctement.

Photographies de peintures prises au Musée Savitsky en octobre 2022

Si la mer d’Aral était un reste de l’océan Téthys, disparu voilà des millions d’années, 50 ans ont suffi à venir à bout de son existence. Aujourd’hui, les rives se trouvent à 150 kilomètres de Moynaq ; demain il n’y en aura plus. Avant 1961, c’était l’un des plus grands lacs intérieurs au monde avec sa surface de 66’100 km² et son volume de 1064 km³. Il disposait d’une riche faune marine, qui faisait toutefois l’objet d’une surpêche qui aurait probablement fini par le condamner, peut-on se dire pour tenter d’atténuer l’effroi. Le village de Moynaq sortait de ses filets 25’000 tonnes de poisson par an, conditionnées en une vingtaine de millions de boîtes de conserve. Plus de 500 bateaux mouillaient dans son port, qui était souvent nimbé d’une brume matinale évaporée avec la mer. Le début des grands problèmes environnementaux ont déjà mis Moynaq hors-jeu entre 1979 et 1984, laissant au chômage plus de 10’000 personnes et menant à la fermeture définitive de ses usines de conserve.

L’évolution de la mer d’Aral entre 1957 et 2015 – source

En 2010, la mer ne couvrait plus que 12’100 km², et les sels et les sables laissés à l’air libre sont devenus la proie du vent et le fléau de l’environnement : entre 75 et 80 tonnes en sont soufflées dans l’atmosphère chaque année. Le retrait des eaux a en outre entraîné d’importantes émanations de gaz. Malgré tout, la vie continue à Moynaq, entre ces charmantes petites fermes aux murs peints en blanc, témoignage de la présence d’une communauté russe repartie pour échapper aux affres du chômage. Le village a été emménagé sur un haut-fond, et tout autour la mer y était si peu profonde que les maisons ont été construites jusqu’à quelques mètres à peine du front de mer, sans que la première tempête venue n’aie constitué la moindre menace. On découvre même un stade flambant neuf à l’entrée du village, maigre consolation pour une jeunesse locale privée de baignade.

L’art de la Résistance par Igor Savitsky, ou le « Louvre des Steppes »

« En Ouzbékistan, cela vaut la peine de pousser jusqu’à Noukous au Karakalpakstan. Il y a là un musée de peinture extraordinaire avec du Fernand Léger et l’une des plus grandes collections d’avant-garde russe du monde ! ». Ces mots, nous les avions entendus en Suisse avant notre départ en voyage. Nous nous représentions alors une petite ville reculée, couleur beige et désertique où soufflent continuellement les vents chaud chargés de sable. Et là se trouverait donc une pépite de musée ?

I understand that the problems of Nukus scare people away, for everyone considers it a hole-in-the wall, a place in the middle of nowhere. However, it is not so, because, for one, only in Nukus was it possible to create such an improbable museum, the one impossible to build elsewhere

Le musée est en effet une pépite, bien que dans un écrin moins exotique qu’imaginé. C’est la pointe polie de l’iceberg d’une collection de premier plan, digne des plus beaux musées de Moscou ou de Saint-Pétersbourg, et dont seulement 3% est présentée au public. Pour comprendre sa raison d’être, il faut revenir sur la trajectoire singulière d’Igor Savitsky.

Photographies de peintures et d’anciennes photographies prises au Musée Savitsky et au Musée de Moinak en octobre 2022

Né en 1915 dans une famille aristocratique de Kiev émigrée à Moscou en 1920, Igor étudie l’art. Il est envoyé en 1945 à Samarcande avec d’autres artistes russes où il passe quelques années prolifiques nourries par un environnement coloré et orientaliste. En 1951, le peintre est mandaté comme dessinateur par la société d’ethnographie et d’archéologie du Khorezm. Il participe dans ce cadre à de nombreuses expéditions et fouilles archéologiques à travers cette région d’Ouzbékistan. En parallèle, il a développé une passion dévorante pour le Karakalpakstan, dont il percevait la richesse, la singularité et la continuité artisanale (en termes de motifs sur les textiles, le bois et les bijoux).

De nouvelles thématiques avaient commencé à émerger dès les années 1920 sous l’influence de l’artisanat karakalpak, venant diversifier les traits et les couleurs dans la production pittoresque des peintres soviétiques officiant dans la région. Ce nouveau style bientôt qualifié « d’avant-garde » s’est développé à l’abri de l’austérité du « réalisme socialiste », seul mouvement toléré par le régime soviétique à des milliers de kilomètres de là. Ce dernier ne devait dépeindre que d’une manière absolument réaliste et véridique le quotidien soviétique et ses valeurs socialistes, tant dans la littérature que dans les arts – en gros, aucune fantaisie n’était tolérée. Savitsky rapatria peu à peu les productions des avant-gardistes des autres républiques soviétiques d’Asie centrale, puis de l’avant-garde russe elle-même, ainsi que de la post-avant-garde (env. 1940-1970), dont les œuvres restaient cachées dans les greniers, loin du regard des autorités qui en faisaient l’autodafé quand elles pouvaient s’en saisir. Aujourd’hui, on s’interroge encore sur le concours de circonstances à l’origine d’un tel musée, qui s’est vu approuvé et soutenu financièrement par Moscou alors que son essence même défiait totalement l’ordre établi. La personnalité, l’intelligence et le charisme d’Igor Savistky, parfois surnommé le « Schindler soviétique de l’avant-garde » lui a permis de se tailler une place dans les différents niveaux de gouvernance et de faire de Noukous, cette petite ville loin de tout, un haut-lieu de l’art avant-gardiste d’envergure internationale.

Aussi quelle réjouissance pour nous d’y découvrir une muséographie moderne et épurée, avec un éclairage médité et des traductions de qualité. Ce musée est une invitation au voyage et une formidable synthèse de notre périple en Asie centrale. On y retrouve toute la vie, la culture et les monuments, en ville comme en campagne, l’Amou Darya et la mer d’Aral, le désert et les steppes, illustré-e-s à travers tant de styles aussi différents que talentueux. On en ressort complètement déboussolé, traversant ces grandes avenues dépersonnalisées pour aller prendre notre train pour le Kazakhstan.

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