La Crète, forteresse éternelle

Rethymnon, ancienne capitale vénitienne. La présence ottomane se ressent fortement dans l’architecture avec ses balcons boisés aux volets clos et les minarets qui dépassent des toits ici et là. La ville, à l’image de l’île, a subi de nombreuses invasions successives, chacune ayant laissé son empreinte stylistique, parfois moins glorieuse à l’instar des Allemands qui la bombardèrent avec entrain avant de lancer leur plus grande opération d’invasion par les airs. On y flâne entre les ruelles fleuries, les fontaines vénitiennes, le vieux port investi par la jeunesse locale, et la forteresse vénitienne, tentative infructueuse de protection de la ville contre les Ottomans. Aussi infructueuse que l’a été la « forteresse » crétoise de Churchill contre l’invasion nazie et des forces de l’Axe, qui en firent à leur tour leur Festung Kreta.

Forteresse et ancienne mosquée de Rethymnon

De Rethymnon à la Canée

Route campagnarde par Giorgioupolis et Kefalin pour rejoindre La Canée. De petits villages rustiques se succèdent entre des labyrinthes de murs en pierre sèche cheminant à l’ombre de vieux oliviers desséchés. Le tout forme un paysage quadricolore saisissant : le bleu sombre de la mer de Crète, le jaune de la végétation brûlée par trois mois de fournaise, le rouge de la terre abreuvée du sang de dizaines de générations de maquisards indépendantistes à moustache et le vert des oliviers.

À La Canée, notre auberge donne sur le hammam ottoman, les mamelons de ses coupoles s’offrant par paire aux fidèles sortant de l’église de San Francisco. Comme Rethymnon, la vieille ville expose un fier mélange d’architecture vénitienne et ottomane. Les façades sont de toutes les couleurs, les balcons et les terrasses croulent sous les treilles et les fleurs. Un véritable dédale de ruelles multicolores regorgeant de vie et de surprises, où le tourisme côtoie la vie quotidienne et estudiantine de La Canée. 

Bain de touristes, bain de nature

Alors que le soleil berce le port de La Canée de ses premiers rayons, nous nous mettons en route pour notre première destination de la journée : la plage de Balos, située à l’extrémité nord-ouest de l’île. Si les nuances de bleu sont spectaculaires, les 7 km de pistes et l’aspect super-touristique laissent un léger goût d’insatisfaction. Vite, il nous faut trouver un chemin de traverse, quitter les sentiers battus. On décide donc de poursuivre plein sud pour la plage d’Elafonissi, très célèbre pour son sable rose. Mais notre objectif, c’est une petite crique tapissée de cèdres, à l’abri des marées de touristes, située sur l’itinéraire E4 qui traverse l’île d’est en ouest. Nous passons la nuit à l’ombre d’un puissant tamaris pour nous abriter de la pleine lune.  Le vent hurle, l’eau clapote, un chien errant nous réveille au milieu de la nuit, à défaut d’une tortue de mère. Les esprits minoens s’éveillent, leurs ombres rôdent, la nuit transcende une magie millénaire. 

Balos

Des montagnes blanches et deux Belges

Nous mettons les voiles pour gagner les montagnes blanches, Lefka Ori. Nous traversons une multitude de petits villages oubliés au détour de virages sinueux en prenant bien garde à ne pas nous encastrer dans le tronc noueux d’un olivier pluri-centenaire. Notre objectif : l’ascension du Melindahou (2133 m). Seulement voilà, la piste sensée nous mener au refuge de Kallergi est impraticable en voiture, nous avons donc dû revoir nos exigences à la baisse. Nous y montons à pied, pour poursuivre un temps le chemin de l’E4 entre des sommets tout râpés, parsemés de buissons, de chênes et de moutons. La vue sur les gorges de Samaria est spectaculaire, mais surtout, nous apercevons la mer des deux côtés, l’île du nord au sud. Au-dessus de nos têtes, des vautours fauves profitent du soleil automnal. On passe la nuit à Omalos, hameau lové sur un petit plateau semblable à celui de Lassithi, et nous nous préparons pour les deux jours suivants : les fameuses gorges de Samaria et le rapatriement. Fin de soirée au restaurant, une chaleureuse apostrophe : « Vous êtes francophones ? » (accent belge). Deux retraités flamands croquent la vie à pleines dents à la table d’à côté, leur femme leur a donné permission. Des personnages de BD : William, avec sa puissante moustache et ses tatouages, et « ? » (nom germanique), d’anciens hauts gradés de l’armée belge ; des engagements un peu partout dans le monde, et notamment en Grèce dans les années 1970 et au Congo Belge. Le premier a épousé une femme du nord de la Grèce, près de Salonique, et le second une Galicienne de la Coroña, et chacun de prêcher pour son église, surtout en ce qui concerne la nourriture. Les deux s’en vont gaiement renouer avec la gloire de leur jeunesse, toujours pétillante et un peu titubante.  

À travers les Lefka Ori
Vue sur les gorges de Samaria

Samaria, portail de la mer de Libye

À l’entrée des gorges de Samaria, l’on apprend que l’affluence journalière est passée de 4000 à 400 visiteurs depuis le début de la crise coronavirus. Une bénédiction pour nous. De toutes les gorges dont regorge la région, les autorités ont décidé de mettre le paquet sur les plus spectaculaires et de laisser les autres aux kri-kri (ces chèvres sauvages endémiques), aux vautours et aux lézards. C’est donc une véritable autoroute pour randonneurs qui serpente dans une pinède épaisse jusqu’à l’entrée des gorges à proprement parler, où les falaises de calcaire immenses se resserrent pour ne laisser passer plus qu’un filet de touristes. Ils foncent à toute allure avec leur téléphone et leur caméra pour immortaliser cet infime interstice à l’échelle des temps géologiques avant que les roches ne se referment et n’écrasent les derniers malheureux d’un futur lointain à visiter cette curiosité naturelle. Quant à nous, 16 km d’un bonheur de plus en plus étroit ont fini par nous expulser de cet utérus pétrographique au milieu de la mer de Libye. Plus prosaïquement, nous débouchons sur le charmant petit village d’Agia Romeli, aculé en pied de falaise dans la fournaise, dominé par une forteresse vénitienne et seulement accessible par voie maritime.  Tout au long de la descente, une odeur de pinède et le bourdonnement d’essaims diffus nous bercent à travers les branchages. Quelques hauts lieux mystiques, comme un temple complètement isolé d’époque classique, beaucoup de ruines dont celles du village de Samaria, des jaillissements aquatiques à l’ombre de résineux séculaires peuplés de chouettes et de lézards dignes des plus belles légendes gréco-romaines, et de bruyants groupes de Grecs en balade, socialisant de leur langue chantante et de leur voix tonitruante, souvent une bouteille à la main. Évocation moderne du défilé dionysiaque. 

À la sortie des gorges, retour dans la fournaise
Retour en bâteau d'Agyia Romeli à Sougia

De l'automne à l'été

Retour à Omalos dans une ambiance automnale, brumeuse. Des feuillent tombent en pirouettant des vieux platanes et des châtaigniers. Un homme coiffé d’un béret traverse une rue déserte dans un nuage de cigarette. Odeur de feu de bois et de capriné. Nous nous arrachons à regret à cette ambiance poétique et reprenons la route en direction de Matala. Traversée champêtre de villages où résonne la voix de popes endimanchés par des haut-parleurs ; il nous a fallu un certain temps pour comprendre qu’il ne s’agissait pas d’un muezzin tant la résonnance nous est familière. Des plateaux montagneux abandonnés s’ouvrent sur la vaste plaine du Mesara, garde-manger crétois depuis plus de 4000 ans. Devant nous se tiennent des bataillions d’oliviers au garde-à-vous jusqu’à l’horizon, dans l’ombre écrasante du mont Psiloritis. Percent de cette marée verte les ruines de sites minoens, doriens et romains qui ont su tirer profit de cette plaine fertile pour rayonner tout autour de la Méditerranée. À quoi ressemblait-elle, la Crète, avant l’arrivée des oliviers à l’âge du Bronze ?

Matala, comme Sougia, est un bastion de résistance soixante-huitarde, même si cela sert aujourd’hui d’autres intérêts. C’était naguère la plage préférée de Bob Dylan. Tombeaux romains, tombeaux hippies, les esprits ne cessent de planer en ce lieu enchanteur! Visite de Phaistos, déserté par les cars de touristes. Seules les cigognes nous disputent la place. Sont-ce les mêmes que l’on voit nicher sur les cheminées du Seeland ? Et le cas échéant, venaient-elles nicher sur les toits de chaume des masures lacustres pendant l’âge du Bronze, après avoir visité les toits des palais minoens pendant l’hiver? Leur attachait-on des messages en linéaire A aux pattes pour donner des nouvelles aux lointains peuples Celtes? 

De la discrète capitale à la campagne extravagante

Gortyn, ancienne capitale romaine de l’île. Gortyn, à l’abri de ses oliviers, on pourrait la traverser sans s’en rendre compte, ou ne visiter que l’Odeon et sa célèbre inscription en vieux dorien longue de 8 mètres, sans savoir que l’essentiel se trouve hors des sentiers balisés. L’absence totale de signalétique et de valorisation doit-elle être considérée comme regrettable, ou comme l’opportunité de découvrir les ruines en aventurier ?

Retour sur la route de l’est. On passe Ierapetra, ville sans grand intérêt culturel si ce n’est qu’elle est la plus au sud de toute l’Europe. Puis arrière-pays en direction de Sitia et Palekastro, on quitte la route en pleine montagne pour rejoindre Kato-Zakros à l’extrémité est de l’île. D’immenses étendues désertes, plateaux rocheux, des bergers au milieu de leur troupeau passant à côté de chapelles esseulées. Puis quelques villages et hameaux représentant la quintessence de la ruralité crétoise de Sitanos à Zakros. Obligation de s’arrêter toutes les quelques centaines de mètres pour ne rien perdre de l’expérience, pour respirer cette odeur de thym sauvage, de dictame, de romarin, de sauge et de crottin de chèvre à plein poumons, perdre la route du regard à l’horizon jusqu’à la mer au loin, coiffée d’une strate jaunâtre, porte-étendard annonciateur des étendues infinies du Sahara. La nature est grandiose, la Crète offre une telle diversité de paysages. On s’en redescend vers la côte, négociant des virages acérés labourant une terre violette, couleur aubergine, sur une route dominant de nouveaux canyons qui propulsent les entrailles de l’île vers la mer. L’arrivée à Kato-Zakros laisse sans voix, les ruines labyrinthiques du palais minoen prennent autant de place que le village moderne, dominées par une immense cavité noire et menaçante qui fend la falaise en surplomb. Paysage aride, sentiment de bout du monde. 

Le code de Gortyn
À travers la campagne crétoise

Sarabande minoenne

Le palais de Kato Zakros est un site nu, ce qui permet se connecter à la grande magie du lieu par opposition à Phaistos et surtout à Cnossos, où il n’est plus possible de distinguer le vrai du faux. Avec la route du port, on s’imagine les bateaux revenant d’Egypte, de Chypre et de Syrie, les cales remplies de victuailles exotiques, d’or, de lingots de cuivre, de verre et d’ivoire d’éléphant. Quelle effervescence devait animer la vallée, aujourd’hui si paisible ! Les bassins, qui ont retrouvé leur fonction initiale après plus de 3500 ans, sont peuplés de tortues et de poissons, derniers habitants discrets d’une des demeures les plus ostentatoires de toute la longue histoire crétoise. Des lieux de vie oubliés, nous passons aux lieux de mort oubliés : randonnée au fond de la mystérieuse Gorge des Morts, où les Minoens venaient déposer leurs défunts. Lieu de mort, lieu de vie ! Le fond des gorges est une petite oasis tapissée de lauriers roses, de tamaris, de fleurs diverses et de châtaigniers aux feuilles tombantes qui nous rappellent doucement que l’automne s’installe, qu’il n’a pas oublié ces vallées reculées. À part le vent et le murmure des esprits minoens, le bêlement des chèvres résonne dans la vallée. Elles nous surveillent, parfois coincées en milieu de falaise après avoir tenté de brouter une touffe d’herbe dépassant des rochers à une hauteur vertigineuse. Habiles grimpeuses ! Nous remontons les gorges en solitaire, dans le lit de la rivière, jusqu’à leur embouchure. Arrivés au sommet, un panneau en bois délavé planté au milieu d’un décor de western indique le chemin du retour. Nous ne résistons pas à la tentation de retourner dans la gorge à la tombée du soir, pour assister à un opéra de hululements accompagné par un orchestre de cigales et compter les étoiles filantes.

Les ruines du palais de Kato Zakros
La Gorge des Morts

Réveil brumeux

L’aube est nimbée d’une brume légère à l’horizon. Si bien que la limite entre la mer et le ciel disparaît complètement. Vision délirante que ces voiliers flottant dans la baie entre ciel et terre ! Les grands parasols fermés sur la plage évoquent une procession de femmes sans visage, leur robe blanche virevoltant au milieu des airs. Ne manque plus qu’Alexis Zorba pour donner le rythme et la mélodie du sirtaki à l’aide de son santouri, cet homme dont nul semblable ne vivait en meilleure harmonie avec l’univers si l’on en croit le grand écrivain crétois Nikos Kazantzákis. Un saut dans la mer finit par me convaincre que je ne me promène pas dans un rêve éveillé.  À Itanos, baignade à l’ombre de l’acropole, face à Rhodes. Nous avons achevé notre grande traversée de l’île. 

On fait le plein de produits du terroir en rase campagne. Deux vieux messieurs partagent avec nous leur concombre au sel pour sceller la vente dans un petit abri de bord de route. Puis cap sur Agios Nikolaos, où on tourne en rond pendant 20 minutes avant de se rendre compte qu’on a oublié de rentrer l’adresse de l’hôtel (qui donne sur le vieux port) dans le GPS. Ici, le corona fait des ravages, le monde du tourisme est en mode survie. Les hôtels de luxe baissent leur prix de 90%, les terrasses des restaurants sont désertes, les rabatteurs tentent désespérément de nous assoir à leur table. Il paraît que les habitants d’Héraklion et de La Canée y viennent exprès pour pouvoir respirer sans masque le temps d’une journée. 

Les parasols dansent dans la brume matinale
Acropole d'Itanos

L'île des laissés-pour-compte

Île de Spinalonga
Dans les rues de Spinalonga

On gagne Plaka dans le golfe de Mirabello où nous embarquons pour l’île des oubliés, Spinalonga. L’île est occupée par une forteresse vénitienne, conquise par les Ottomans en 1715 (pour changer) puis reconvertie en léproserie en 1904, avant d’être définitivement abandonnée en 1957. Les quelques 1200 personnes qui y vivaient au début du 20ème siècle (principalement des Turcs) furent déplacées et leurs maisons abandonnées aux malades. Les effets des lépreux, l’église-mosquée reconvertie en hôpital, les récits d’époque nous font plonger dans l’horreur, mais aussi dans un certain semblant de normalité acquis par les habitants de l’île. Les enfants allaient à l’école, un barbier s’occupait de refaire une beauté aux messieurs, on faisait les courses à la boulangerie et à l’épicerie, on se retrouvait au café pour se raconter les derniers ragots, alors que les guerres faisaient rage au-dehors de cette prison insulaire. On se mariait aussi, on y avait même des enfants. On imagine les fantômes se balader dans les ruelles et scruter les groupes de touristes avec circonspection, eux qui déboulent par milliers depuis le succès planétaire du roman de Victoria Hislop.

Les legs de Sir Arthur Evans

Visite de Cnossos sous la pluie, sans touristes. Ambiance épurée dans la capitale minoenne, malgré les fantaisies de Sir Arthur Evans à qui l’on doit la découverte du site en 1900. À l’instar des cigognes à Phaistos et des tortues à Kato-Zakros, les paons sont les derniers habitants de cette prestigieuse demeure, le Minotaure n’est plus. Le paon, un oiseau qui représente très bien la civilisation minoenne si l’on y pense : multicolore, fier, sophistiqué, raffiné. Son plumage reflète une société aux multiples facettes, qui se suffisait à elle-même, qui a connu une apogée des plus abouties de l’Histoire, qui avait ses arts, ses sports, sa musique, ses relations internationales. Les Égyptiens appelaient les minoens Keftiu, un indice potentiel quant au véritable nom de ce peuple dont la langue nous échappe encore aujourd’hui, de même que son écriture, le linéaire A, l’un des derniers grands mystères de l’âge du Bronze méditerranéen. Leurs sandales et leurs recettes de remèdes à base de plantes montagnardes étaient très prisés jusque chez les Pharaons et en Assyrie. Leurs peintres, qui ont réalisé les magnifiques fresques des palais de Knossos, de Phaistos, de Malia ainsi que d’Akrotiri sur l’île de Santorin, étaient sollicités pour leur talent jusque dans les palais du Proche-Orient : à Ugarit en actuelle Syrie, à Tell Kabri en Israël, ainsi qu’à Tell el-Daba en Egypte près de l’antique cité d’Avaris, capitale de la dynastie asiatique des Hyksos. C’était il y a un peu moins de 4000 ans. Une maturité culturelle unique dans l’histoire européenne, qui laisse  méditer copieusement sur la destinée des sociétés et des civilisations. À l’image d’Icare, toutes connaissent leur heure de gloire sous un soleil splendide, avant de perdre leurs plumes et de sombrer dans les abîmes du temps.  

Le palais de Knossos, une vision d'artiste

Un peu de littérature pour poursuivre le voyage...

“Alexis Zorba”, Níkos Kazantzákis, 1946. Pure merveille de la littérature, de Crète et du monde, une plongée dans le tiraillement de l’âme humaine.

“1177 B.C., The year Civilization collapsed”, Eric H. Cline. Passionnante introduction tout-public à cette période clé de l’Histoire que représente la fin des grandes puissances de l’âge du Bronze proche-oriental.

“L’île des oubliés”, Victoria Hislop, 2005. Le succès mondial racontant l’histoire de Spinalonga et de la vie au sein de la léproserie.