Erster Halt : Wien

Prologue : le meilleur des plans B

Le 24 février 2022, la Russie envahit l’Ukraine. Au-delà des implications gravissimes de cet acte criminel, cela a eu pour conséquence le remaniement de notre itinéraire de voyage. En effet, nous avions initialement prévu de partir par Berlin et les pays baltes pour rejoindre Saint-Pétersbourg puis Moscou, avant de sauter dans le Transsibérien pour s’aventurer autour du lac Baïkal et finalement en Mongolie. Nous avions déjà acquis une littérature considérable sur le sujet, et même appris le russe depuis une année. Il aurait certes été possible de rejoindre la Mongolie ou l’Extrême-Orient sibérien en avion, mais le cœur n’y était plus. Autant garder le plan intact pour plus tard, bien plus tard. Comme nous tenions tout de même à quitter l’Europe par voie terrestre, un autre itinéraire s’est très naturellement dessiné : rejoindre Istanbul pour voler sur l’Asie centrale. Les Balkans, les steppes kirghizes et kazakhes, les mosquées ouzbèques, tout cela nous semblait être un excellente alternative au plan initial.

Vienne, capitale intellectuelle et pionnière dans l’urbanisme inclusif

Quoi de mieux pour bien commencer ce tour du monde que Vienne, cette ville qui a tant drainé le talent humain ? Ce fut un véritable creuset de génies, que ce soit dans la musique (Beethoven, Mozart, Schubert, Brahms, Strauss), l’écriture (Stefan Zweig), la peinture (Gustav Klimt, Egon Schiele ou encore Oskar Kokoschka) et même la psychanalyse avec Sigmund Freud. S’il en est un qui retient particulièrement notre  attention vagabonde, c’est Zweig , grande figure de la Mitteleuropa et de l’internationalisme.  Et ça tombait drôlement bien, une exposition était justement consacrée à son œuvre au musée national de littérature.

À la sortie du Musée d'histoire naturelle
Dans le livre d'or du Musée de Beethoven, artiste inconnu

Zweig, écrivain voyageur

Véritable citoyen du monde comme Erasme ou Victor Hugo avant lui, Stefan Zweig nourrissait son écriture de ses nombreux voyage et de sa grande sensibilité pour l’âme humaine. Exilé de sa ville natale au cours de la Seconde guerre mondiale (il venait d’une famille juive), il a gagné les États-Unis puis le Brésil. C’est là-bas qu’il mit fin à ses jours en 1942, inconsolable d’avoir été contraint de scier la branche qui le rattachait si fortement à cette Europe qui s’était « détruite d’elle-même », à sa Vienne bien-aimée. L’Anschluss (l’annexion de l’Autriche à l’Allemagne nazie) a mis un terme abrupte à l’effervescence intellectuelle des célèbres Cafés viennois. Pacifiste convaincu, Zweig a été l’un des plus fervents défenseurs d’un pan-européanisme avant l’avènement de l’Union européenne. Entre autres anecdotes sur sa vie, il  a prononcé l’oraison funèbre à l’occasion de l’enterrement de Sigmund Freud, dont il était un grand ami. C’est également lui qui a introduit l’artiste de génie Salvador Dalí à Freud, dont la psychanalyse a imprégné toute l’œuvre. Zweig a su trouver les mots pour rendre accessible à la langue allemande la poésie de Baudelaire, Verlaine et Rimbaud. Enfin, il a été invité à prononcer un discours à l’occasion des 100 ans de la mort de Léon Tolstoï au Grand Théâtre de Moscou.

Vous l’aurez compris, c’est une belle source d’inspiration pour ce voyage que nous entamons et pour les férus d’art et de littérature que nous sommes. Il faut d’ailleurs mentionner, parmi les nombreuses biographies qu’il a rédigé, celle dédiée à Magellan. Il y conte l’une des épopées les plus magistrales de l’exploration humaine, comparable en audace à la conquête spatiale. Quel courage en effet, quelle foi inébranlable il fallait avoir quand, arrivé en Terre du Feu à la fin de l’année 1520, bien plus loin que n’était parvenu aucun autre Européen avant lui et après plusieurs tentatives de mutinerie de la part de son équipage, il entreprit de traverser l’océan Pacifique avec cette seule (mais solide) conviction que la terre était ronde et qu’il devrait finir par arriver en Indonésie. Il infligea à son équipage une traversée en haute mer d’une durée de plus de 90 jours. 

Exposition Stefan Zweig, Österreichische Nationalbibliothek

Trois mois de navigation, avant que de nouvelles terres ne puissent être aperçues à l’horizon. Pour aller jusqu’au bout du monde, il a épuisé toutes leurs ressources jusqu’aux dernières. Après avoir bravé tous ces terribles dangers, il connu l’une des morts les plus stupides de l’histoire dans les Philippines, trop certain de l’effet produit par l’armement espagnol devant une armée indigène armée d’arcs et de flèches. Mais arrêtons-nous ici, sur ce constat que Vienne suffit déjà à nous promener aux quatre coins du globe.

Capitale du feminisme urbain

Autre que berceau des grands noms, Vienne est également la ville du patrimoine bâti. Chaque détour de rue permet au regard de se perdre dans un parc verdoyant ou de se heurter à un monument baroque ou une cathédrale au gothique flamboyant. C’est la ville du grand, à l’architecture hétéroclite, blanche et grise, témoin du passé glorieux des monarchies et empires d’hier mais aussi de l’avènement du verre, du béton et de l’acier dans les constructions épurées d’aujourd’hui. Ces différences ne sont pas que matérielles mais mettent également en avant les questions de genre, un contraste entre l’omniprésence des noms d’hommes célèbres de l’histoire de la ville où les femmes, mise à part Élisabeth Amélie Eugénie de Wittelsbach, qui a pu dépasser son statut de « femme de » en marquant la postérité avec son surnom de « Sissi », semblent être tombées dans l’oubli. Pourtant, c’était plutôt bien parti car la plus ancienne célébrité d’Autriche, c’est la Vénus de Willendorf, cette statuette de femme en calcaire façonnée il y a près de 30’000 ans !

Le processus de conscientisation de la place de la femme dans l’espace urbain et surtout dans sa conception a été entamé il y a une trentaine d’années, non sans peine. Aujourd’hui, la ville de Vienne fait de la parité dans ce domaine un enjeu majeur et l’argument du rayonnement pionnier a fini de convaincre les réticences des « pourquoichangertoutvabiencommeça ». C’est notamment avec le projet avant-gardiste « Frauen-Werk-Stadt » que la capitale amorce le changement dès la fin du 20ème siècle, avec l’objectif d’offrir à 20’000 personnes un quartier aux foyers pensés et conçus par des femmes architectes, urbanistes et paysagistes pour toutes et tous. Ce projet pilote de réorganisation des espaces de vie privés et publics a permis de déployer d’importantes ressources financières pour la recherche et la mise en place d’une ville autant inclusive que possible (bien sûr, et encore). 

La Vénus de Willendorf à gauche au Musée d'histoire naturelle de Vienne
Bâtiment du projet Frauen-Werk-Stadt 2 s'est achevé en 2004 et se trouve dans le 10ème arrondissement de Vienne. Photo: https://www.wien.gv.at/

Ainsi, la nouvelle Vienne s’organise désormais avec cette sensibilité au genre non seulement dans l’urbanisme, mais également dans les autres départements étatiques dont le sport, la santé, le développement économique et le social, avec des expert-e-s, des formations sur le sujet et bien sûr une parité absolue dans chaque service. Si des nombreuses femmes ont permis ce développement, il faut ici retenir le nom d’Eva Kail, urbaniste et fondatrice du premier bureau des femmes (Frauenbüro) en 1991, porteuse de nombreuses études, projets et actions en faveur de la prise en considération des besoins des femmes et d’autres minorités dans l’espace public. Alors à la tienne Eva!

Pour en savoir plus sur cet essor et les réflexions dans cette réorganisation, nous conseillons ces articles du Monde et du Guardian (anglais) ainsi que l’excellent site internet réalisé par la Technische Universität Wien – Fakultät für Architektur und Raumplanung https://frauenundwohnen.at/ qui recense de très nombreuses recherches sur le sujet des femmes et du logement.

De nature différente mais avec l’objectif de désinvisibiliser les femmes dans l’espace public, il nous vient à l’esprit l’exemple genevois du projet 100Elles*, pensé et réalisé par l’association féministe l’Escouade. L’objectif est de réanimer la mémoire de femmes pratiquement oubliées de l’histoire en proposant des noms de rue alternatives, car seulement 7% des rues de Genève portant des noms propres appartiennent à des femmes. Quand on y pense, on connait toutes et tous des personnages par des noms de rue, et ne s’agit-il pas presqu’exclusivement de noms masculins ?