De Lisbonne à Kochi

Histoires d'épices

Premier février, entre Ernakulam et Kochi

Notre long retour en direction de Bombay se poursuit le long de la côte indienne. On se rend compte à bord du train entre Munroe Island et Kochi que nous nous sommes installé-e-s dans un wagon réservé aux femmes : deux policiers font irruption pour expédier abruptement Jean et nos amis québécois Simon et Mathias vers le wagon pour hommes où il ne reste plus une place de libre, laissant les voyageuses confortablement installées entre elles. Ah les trains indiens, on ne sera jamais à court de surprises… au moins cette aventure nous permet-elle de mieux nous rendre compte de la précarité de la vie des femmes dans la société indienne. Nous arrivons à la gare d’Ernakulam, la partie moderne de Kochi, après un court voyage entre lagunes et rizières. Ernakulam, en voilà un toponyme indien aux consonances latines ! Une anagramme presque parfaite d’Herculanum, qui fera fourcher nos langues à chaque diction.

Kochi, capitale commerciale de l’état du Kerala depuis de nombreux siècles, surpasse de loin par son niveau de vie tout ce que nous avons pu voir ailleurs en Inde. Historiquement, ce sont les épices qui l’ont mise à l’abri du besoin. Et aujourd’hui le Kerala se targue d’être la région la plus riche de tout le pays, avec un niveau d’alphabétisation et d’éducation gravitant bien au-dessus de la moyenne nationale. Riches enseignes, ruelles piétonnes presque propres, jardins « à l’anglaise » : quel contraste avec l’état du Karnataka dont nous sortons à peine. On se met en quête d’un bar où étancher notre soif, sans succès hélas : c’est le premier jour du mois et l’alcool est proscrit pour une durée de 24 heures afin d’éviter que les travailleurs, dans l’ivresse du salaire reçu, ne boivent ce dernier jusqu’à la lie. La langue pendante, on se résigne à regagner la chambre de notre auberge où fuit le sommeil, rendu impossible tant par la chaleur moite que par les miaulements des chats en chaleur squattant les toits voisins.

Fort-Kochi, la route des épices

Comment aborder la ville de Kochi sans évoquer la route des Indes et ses précieuses épices ? Kochi constitue pour nous l’occasion de renouer avec une histoire plus familière, plus étroitement liée à l’Europe pour le meilleur et pour le pire. Une première introduction nous est offerte au musée indo-portugais, sis dans la demeure épiscopale de la ville. Le petit royaume de Kochi aurait été fondé à la suite d’une série de terribles inondations  des rivières Pamba et Peniyar survenues en 1341, qui auraient entraîné un déclin rapide du port voisin de Muziris. La région était connue de longue date pour ses richesses, aussi les Perses, les Arabes et les Chinois y étaient-ils déjà confortablement implantés. Bien avant, elle était même fréquentée par des Romains et des Grecs, qui y étaient pour ces derniers connus sous le nom de « Yavana »… un mot apparaissant dans d’anciens textes en sanscrit et dont l’étymologie n’est autre que « Ionien » (la Ionie était le nom donné à la partie orientale de la mer Egée il y a plus de 2000 ans)! Au 15ème siècle le port le plus important de toute la côte de Malabar demeure celui de Calicut, qui fût l’une des destinations principales des sept expéditions de la trésorerie Ming menées par l’empire de Chine entre 1405 et 1433.

Le 20 mai 1498, Vasco de Gama arrive à Calicut à la tête d’une flotte de quatre navires. Ils sont les premiers Européens à atteindre les Indes en contournant l’Afrique… soit six ans déjà après la découverte des Amériques, période de tâtonnement maritime ! Ils avaient passé le cap de Bonne Espérance en Afrique du Sud le 22 novembre 1497 (franchi pour la première fois par le Portugais Bartolomeu Dias seulement 10 ans auparavant), puis engagé le meilleur guide du sultan de Malindi sur la côte kenyane afin de traverser d’une seule traite la mer d’Arabie jusqu’au sud de l’Inde. Un premier accord commercial est passé avec le souverain de Calicut, l’expédition rentabilise presque 60 fois ses coûts malgré le fait qu’un seul navire sur quatre ne soit parvenu à rentrer jusqu’au Portugal. Les expéditions suivantes seront rentabilisées de l’ordre de 800 fois. Malgré ce succès, la situation reste épineuse. Le souverain de Calicut bénéficiant d’une longue et fructueuse histoire commerciale avec les Arabes et les Chinois, il montre une certaine réticence à laisser ces nouveaux venus de Portugais s’établir sur son territoire. Les événements tourneront au vinaigre deux ans plus tard avec l’expédition de Pedro Alvares Cabral (qui « découvre » au passage, d’une perspective européenne, le Brésil sur la route de Calicut en mai 1500). Trop d’animosité demeure entre les Portugais et les Arabes : pour les premiers la Reconquista vient à peine d’être achevée sur la péninsule ibérique et les seconds veulent à tout prix rester les seuls intermédiaires à profiter de ce commerce ô combien lucratif entre les Indes et l’Europe. Cela débouche sur de sanglants affrontements dans le port de Calicut qui forcent les Portugais à reprendre la mer (source additionnelle pour ce paragraphe : Vasco de Gama).

Premier voyage de Vasco de Gama. Source

L’arrivée de Vasco de Gama à Calicut en 1498. Peinture à l’huile, Alfredo Roque Gameiro, vers 1900. Source

Ce n’est donc qu’en second lieu que les Portugais forgent une alliance avec le royaume naissant de Kochi, alors théoriquement soumis à l’autorité de Calicut. Cela déclenche une guerre de deux ans opposant les deux ports, entre 1503 et 1504. Kochi en sort vainqueur grâce au soutien des Portugais, ce qui leur assure dès lors une position de force sur la côte de Malabar. En échange de ce service, ces derniers purent s’établir de manière permanente à Kochi, donnant ainsi naissance au premier comptoir européen de toute la côte indienne. L’objet principal de leur commerce était le poivre, dont les Portugais géraient la production de manière relativement autonome. La muraille de Fort-Kochi est construite en trois ans à peine sous la houle de Pedro Alvares Cabral. La toute première cathédrale en territoire indien y sera érigée un demi-siècle plus tard, en 1557. Quant à Vasco de Gama, il mourra de la malaria à Kochi lors de sa troisième expédition vers les Indes, le 24 décembre 1524. Il y est enterré pour un temps dans l’église Saint-Francis (où l’on se retrouve à méditer sur son cénotaphe), avant que sa dépouille ne soit rapatriée à Lisbonne en 1539 pour être inhumée dans le monastère des Hiéronymites à Belém (où nous méditions sur son sarcophage à peine plus d’un an plus tôt, la boucle est bouclée). Les Hollandais prendront à leur tour le contrôle de Kochi en 1663, détruisant au passage de nombreux bâtiments portugais dont les premières églises catholiques et l’école jésuite afin de repousser les limites de la forteresse. La cathédrale survit un temps comme dépôt de matériel avant d’être détruite par le puritanisme anglais en 1795. Malgré tous ces aléas historiques et revers de fortune, les Portugais seront finalement les derniers colons à quitter l’Inde, contraints d’abandonner leur enclave à Goa manu militari… en 1961 !

Vasco de Gama, peinture à l’huile de António Manuel da Fonseca vers 1838. Source

Pris dans les filets de Kochi

On part digérer toutes ces informations et en glaner quelques nouvelles en flânant sur le bord de mer. Des vendeurs de poisson haranguent les foules pour écouler leurs prises du jour, on boit des litres de jus de coco à la source. Nos pas s’arrêtent devant un artisan qui travaille la corne de vache pour en faire de délicats peignes en forme de poisson ou de paon. Quelques instants suffisent à générer tout un attroupement d’Indiens autour de nous, plus intrigués par notre intérêt pour l’artisan que par l’artisan lui-même. Puis on admire les filets de pêche qui font la renommée de la ville, leur gracieuse silhouette se succédant le long du rivage. La légende dit qu’ils auraient été introduits par les Chinois il y a de ça des siècles, peut-être aussi loin que par la trésorerie Ming au 15ème siècle. Une autre hypothèse propose que ce soient les Portugais qui les aient introduits depuis leur colonie à Macao, dans le sud-est de la Chine. Quoi qu’il en soit, l’origine chinoise de cette technologie semble être solidement établie. On peut les voir sur toute la côte de Malabar, des sortes de nacelles qui sont plongées depuis la terre ferme dans la mer puis relevées par un effet de levier au moyen de longues tiges en bambou. Aujourd’hui ces filets semblent attraper davantage de touristes en quête de folklore que de poissons, qui ne doivent plus être bien nombreux à fréquenter cette côte malmenée par la surpêche, la pollution et le passage incessant des cargos. Une démonstration achève de nous en convaincre : seule une poignée de poissons minuscules frétille au milieu des rets.

Biennale et théâtre kathakali, l’art dans tous ses états

Nous apprenons au détour d’une balade que se déroule actuellement la biennale de Kochi, heureux hasard du voyage. Une étudiante indienne nous invite à rejoindre un colloque se tenant en parallèle de la biennale intitulé « Soil Assembly », qui a pour thème non l’archéologie, peu s’en faudrait, mais l’implication de l’art et du design au service de l’écologie et de l’éducation. On compte parmi les intervenant-e-s quelques Hélvètes à l’instar de Maya Minder, une Zurichoise qui fait de la cuisine un véritable moyen d’expression artistique. L’assemblée est ouverte par le créateur de la biennale qui célèbre le chemin parcouru depuis la première édition en 2011, du rôle que la biennale a acquis dans la promotion des arts sur le plan national et dans le tourisme, du rôle de Kochi comme capitale artistique du pays. Aujourd’hui, elle est devenue la plus grande exposition d’art de toute l’Inde et le plus grand festival d’art contemporain asiatique. Cette édition spéciale est la première depuis quatre ans en raison de la pandémie et porte un titre lapidaire : « In Our Veins Flow Ink and Fire ». Elle réunit plus de 200 œuvres d’art réalisées par 88 artistes internationaux, exposées à travers un ensemble d’élégants bâtiments coloniaux blancs se dressant au bord de l’océan.

Dans un tout autre contexte que la biennale, qui réunit dans ses filets des artistes du monde entier, nous nous rendons au théâtre traditionnel de Kochi pour découvrir un art du spectacle qui plonge ses racines dans les profondeurs de l’histoire du Kerala : le kathakali. On assiste avant la représentation à la séance de maquillage qui se déroule sur la scène, avec les explications d’un acteur sur tout le processus. Les maquillages sont essentiellement composés d’huile de coco, de pâte de riz et de minéraux locaux aux couleurs éclatantes. Puis il nous explique que la représentation à laquelle nous sommes sur le point d’assister consiste en une démonstration plutôt qu’en un véritable spectacle kathakali, qui peuvent pour ces derniers durer plus de 10 heures. C’est un art qui se passe de paroles, l’histoire est contée à l’aide d’un véritable langage non-verbal. Les acteurs nous montrent d’abord toute la gamme d’expressions qu’ils sont capables d’adopter, des années d’entraînement devant un miroir pour un résultat spectaculaire : joie, tristesse, colère, bravoure, amour, peur, sérénité, jalousie, gourmandise, effroi, excitation. Ce langage du visage se voit complété par un langage gestuel dans lequel chaque mouvement revête une signification propre.

Puis les acteurs nous jouent un passage d’une pièce populaire. De ce qu’on en comprend, cinq rois et leur femme (vous avez bien entendu, cinq maris pour une seule femme) sont en exile dans un royaume lointain, après avoir erré douze ans dans une forêt pour une histoire de guerre de clan (encore plus palpitant que Koh-Lanta). Le chef des armées du royaume où ils ont trouvé refuge, Kichaka, tombe éperdument amoureux de la femme des cinq rois, qu’il n’a dès lors de cesse que de soumettre à son désir. Terrifiée, elle demande de l’aide au plus fort de ses maris, avec qui ils mettent un plan sur pied. Cette dernière doit attirer Kichaka dans une salle sombre du palais, où son mari l’attendra pour le tuer. La pièce se joue sur fond de chants (en malayalam, la langue parlée dans le Kerala) et de musique (tambours, claves, cymbales et une sorte d’accordéon), qui constituent exactement la même base sonore que le festival auquel nous avons assisté dans les Backwaters quelques jours auparavant. Kichaka émet des cris sonores à intervalle régulier, on lit le désir dans son regard, lubrique, alors que celui de la reine évoque d’abord la colère, puis la panique, puis le pur effroi. L’extrait s’achève avec le meurtre de Kichaka. Le rideau tombe, on se retrouve livré aux ténèbres humides de la nuit indienne. Demain, ce sera à notre tour de partir pour un dernier exile asiatique dans les vertes forêts des Ghats.

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