Chronique marocaine et Apocalypse

Mars 2020. Au retour d’une semaine de trek dans le Sahara, on apprend que les annulations à cause du Covid pleuvent à Djnane Tihihit, ferme d’hôte paradisiaque perdue au pied nord de l’Atlas. Difficile d’y croire : alors que tout était calme à peine 10 jours avant, 15 millions de personnes se retrouvent en quarantaine du jour au lendemain en Italie, 300 personnes auraient été contaminées en Suisse et plusieurs seraient décédées. Les premiers cas se déclarent au Maroc. Va-t-on rester bloqué ? Les grandes manifestations sont annulées, qu’en sera-t-il des courses berbères qui voient débouler au grand galop des dizaines de cavaliers tirant à la carabine sur des cibles jetées dans le ciel ? On décide malgré tout de maintenir notre programme et de partir pour Tafraoute dans l’Anti-Atlas. L’horizon est voilé, le vent souffle fort. Après la traversée de la ville de Biougra et du village d’Imi Imqrn, on grimpe entre des terrasses bordées de murs en roches jaunes et parsemées d’argousiers et de choquets de cactus. Au sommet de chaque colline, des kasbah en ruine. On croit halluciner quand l’on dépasse soudain un argousier où sont suspendues… des chèvres ! Tel des chats, ces bêtes agiles jouent en équilibre sur les branches les plus fines jusqu’à plusieurs mètres de hauteur pour croquer quelques vertes brindilles. Apparaît au milieu d’une plaine aride une forteresse solitaire, improbable Mont Saint-Michel au milieu du désert : Tizourgane. Au contraire des autres kasbahs, celle-ci est encore habitée. Haut dans le ciel, deux aigles montent la garde. A l’ombre du massif du Djebel Llekst, nous arrivons enfin à Tafraoute, célèbre pour ses blocs de granite rose. L’ambiance est touristique, le centre grouille d’agitation. De la terrasse de notre Guest house, on jauge notre objectif du lendemain : le sommet du Djebel Llekst. On s’équipe de cartes et de plans, l’enjouée maîtresse de maison Bouchra insiste sur la difficulté de l’entreprise…

Moment de partage avec les chiens de Djnane Tihihit
La kasbah de Tizourgane
Le marché à Tafraoute

Tombés du nid

Départ de bonne heure le lendemain pour Tagdicht, le « nid d’aigle » d’où part la randonnée. Si le début du chemin est difficile à trouver, dès les premiers mètres les sens sont ravis. Odeur de printemps, oiseaux de toutes sortes, paysage rocheux écrasant de verticalité. Le chemin est vertigineux et de moins en moins bien marqué. On arrive à un col au sud du sommet, première erreur de route nous forçant à redescendre plusieurs centaines de mètres pour pouvoir accéder au sommet par l’autre arrête. On remonte le long de barres rocheuses à l’ombre de chênes et de genévriers, un long abri sous roche sert de bergerie. Puis on finit par atteindre le sommet après trois bonnes heures de marche, à seulement 2374 mètres d’altitude. C’est le troisième sommet le plus élevé de l’Anti-Atlas ; sorte de Machu Picchu berbère recouvert de ruines et de cabanes de pierres. C’est ici que logeaient des ermites en quête de spiritualité, ne passent aujourd’hui plus que quelques bergers. La citerne à l’extrémité ouest du plateau est pourtant encore remplie d’eau. Au nord, l’Atlas forme une barrière gigantesque. À l’ouest scintille l’océan auquel l’Atlas a donné son nom depuis l’Antiquité déjà, l’Atlantique. Et plein sud, le ciel jaune chargé de sable annonce l’étendue démesurée du Sahara. Euphoriques devant tant de beauté, nous attaquons la descente sur une sente où nous pensons avoir repéré les cairns du second itinéraire. 

La montée du Djebel Llekst

Ceux-ci nous égarent dans une gorge abrupte, où nous finissons par nous retrouver au sommet d’une cascade asséchée, vide béant dominant la vallée de plusieurs centaines de mètres. Deux mouflons se moquent de nous, au loin. Les réserves d’eau commencent à diminuer, l’heure tourne, et il nous faut remonter plus de 200 mètres en nous agrippant aux cactus alors que les pierres s’affaissent sous chacun de nos pas. On finit par retrouver ce qui reste du sentier dans un état déplorable, puis par arriver sains et saufs au pied de la montagne au coucher de soleil. Notre aventure aura duré 9h00. De retour à l’auberge, Bouchra nous apprend qu’elle avait ramassé un de ses clients à la petite cuillère quelques années plus tôt. Parti seul, il s’était perdu et gravement blessé dans une chute. La gendarmerie refusant d’intervenir, Bouchra avait sauté dans un taxi pour Tagdicht puis organisé une battue nocturne avec les enfants du village. Ils ont fini par retrouver le malheureux en bien piteux état.

À Tafraoute officie un caractère tout droit sorti du conte des Mille et Une Nuits, le marchand de tapis Saïd. Son magasin est une caverne d’Ali Baba regorgeant des objets les plus étranges et raffinés, sorte de musée des arts et artisanats berbère. Après plusieurs heures de négociations serrées entrecoupées de verres de thé, il accepte de nous vendre deux magnifiques tapis contre une somme dérisoire, moyennant un gros paquet de chocolat suisse pour ses enfants. Souvenir d’un chaleureux après-midi à Ispahan où je m’étais également juré de ne pas acheter de tapis, rusés marchands de bazar.

L'arrivée à Tagdicht

Un miracle à Aït Mansour

La pluie arrive sur Aït Mansour

Après Tafraoute, notre périple nous emmène vers les gorges d’Aït Mansour. On passe par le Chapeau de Napoléon, homonyme de la montagne du Val-de-Travers. Ici, l’absinthe n’est qu’évoquée par les immenses blocs de granite peints en bleu par un artiste belge dans les années 1980. Nous prenons de l’altitude pour déboucher sur un plateau aride avant de redescendre dans les gorges, dont l’entrée laisse pantois : parois verticales d’un rouge chaleureux dominant de plusieurs centaines de mètres un petit cours d’eau bordé d’une végétation luxuriante. Nous laissons nos affaires à l’auberge Hanane et partons arpenter le canyon. Se produit alors un véritable miracle : de lourds nuages s’amassent haut dans le ciel, obscurcissent la vallée, puis se déversent sur une terre privée de pluie depuis plus de deux ans. Au crépuscule les grenouilles coassent, les chouettes hululent, la nature respire. Au petit matin, Abdou nous gratifie d’une visite des ruines de l’ancien village, occupé entre le quatorzième siècle et les années 1940. Pour éviter les inondations occasionnelles au fond du oued, celui-ci a été bâti sur une corniche flanquée d’un grand ravin. Une tour de garde domine l’éperon, au sommet d’un rocher. Nous empruntons l’ancien chemin reliant la vallée à Tafraoute pour redescendre à flanc de falaise, serpentant entre des bouquets de lavande sauvage. Partout en contrebas, des terrasses à l’abandon servaient autrefois à la culture des céréales et des légumes. À partir des années 1930, l’aridification de la région a causé l’exil de toute la population du village. Effondrement, un cas de plus dans l’histoire contemporaine ?

Balade à Aït Mansour

Redescendre sur terre

Nous reprenons la route, descendant les gorges jusqu’à leur embouchure, en direction de l’Algérie. Se succèdent des formations géologiques complètement abracadabrantes. Traversée de plateaux arides jonchés de pauvres masures et de troupeaux de chèvres. C’est vendredi, jour de prière, et nous prenons en stop deux vieillards sur leur trentain pour les déposer à la mosquée la plus proche. On finit par rejoindre un bled de vacanciers au bord de l’Atlantique nommé Aglou. Et là… branle-bas de combat indescriptible parmi les touristes. Le Maroc coupe ses liaisons aériennes et maritimes avec la France et l’Espagne, ce n’est qu’une question de temps pour la Suisse. On rencontre Pat, un berger français retraité parcourant le monde avec son camion pour s’adonner à sa passion : le parapente. Ce qu’on aura compris au moyen d’un dialogue de sourd :

Il nous propose gentiment, en cas de lock down total, de partager « la piaule » d’un de ses potes sur la côte et de se préparer des tajines de la charité en attendant que l’épidémie batte en retraite. On prend son contact, sait-on jamais, avant de prendre la direction d’Essaouira par la côte. Paysage de lande couverte de cactus et de murs en pierre sèche menant à des villages oubliés de la marche du temps. On traverse le Sous Massa, réputé pour ses flamands roses, puis l’Atlas s’effondre sur l’Atlantique, abruptes coteaux couverts de garrigue. On jette notre dévolu sur Imsouane pour passer la nuit, petit village en pied de falaise dont le principal intérêt est… le surf ! Étonnant spectacle que ces surfers hawaïens au Maroc, qui semblent baignés d’une douce insouciance.

Au bazar d'Essaouira
Coucher de soleil sur la forteresse d'Essaouira

À Essaouira, joyau de ville portuaire rongée par l’écume, des bandes d’enfants font semblant de tousser à notre passage et nous lancent des « Corona ! ». Après les Asiates, au tour des Européens d’être stigmatisés, juste retour des choses. La voix du mouezzin ne porte pas bien loin durant l’appel à la prière, assourdie par le vacarme que font les mouettes-zines.

Puis ce qui devait arriver arriva. Les vols sont suspendus avec une trentaine de pays dont la Suisse. Le système sanitaire du Maroc n’est pas prêt à faire face à une telle catastrophe sanitaire, donc loin les touristes. L’aéroport d’Agadir est bondé, tous les vols sont supprimés. Les gens s’arrachent des billets sur leur smartphone. Je plains les personnes qui comme moi ont un téléphone d’un autre âge, sans abonnement internet. On commence à se faire à l’idée et on hésite à donner un coup de fil à Pat pour aller vivre notre retraite marocaine quand soudain sont appelés les voyageurs à destination de Genève. Nous aurons eu le DERNIER vol pour la Suisse, qui rapatriait des Marocains.

Pour plus d'aventures berbères :

Ait Atta, partie 1

Sur les traces des Aït Atta, première partie Maroc, janvier 2019. Entre l’Atlas et le Sahara vit encore une fière confédération berbère, dernière héritière d’un

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