Backwaters, l'envers de la terre

Varkala : bières, crustacés et acariens

De Madurai nous montons dans un train à destination du bout du monde : le finistère asiatique, l’extrémité australe du sous-continent indien. Ça papote gaiment dans notre compartiment, que nous partageons avec deux familles indiennes. On apprend qu’on se trouve assis-e en face d’un acteur bollywoodien, hélas pas assez célèbre pour lui épargner le voyage en seconde classe dans un wagon surpeuplé. Sous le regard gêné de sa fille et celui hilare de sa femme, il nous montre fièrement les bandes-annonces et les affiches des films dans lesquels il a joué, tantôt en officier de police, tantôt en directeur d’école. Il nous demande timidement s’il peut nous prendre en photo avec sa famille, c’est le monde à l’envers !  Une fois arrivé à Nagercoil, le train effectue un virage à 180° et amorce notre long retour vers Mumbai, quittant le Tamil Nadu pour remonter la côte kéralaise jusqu’à Kochi. Passée la ville de Thrivandra… euh Thiruanvata…. pardon Tri… Thiruvananthapuram oui c’est ça ! nous sortons au milieu de la nuit à Varkala, une station balnéaire réputée plus paisible que Goa sur laquelle nous avons jeté notre dévolu pour nous reposer quelques jours : l’Inde, ça fatigue !

Le village s’étend lâchement à travers une grande palmeraie, au sommet d’une falaise rouge dominant l’océan Indien. La baignade est rendue dangereuse par de traîtres courants marins et les rouleaux qui s’écrasent furieusement sur la côte. Malgré cela, la chaleur incite à faire trempette, sous les sifflements incessants des gardiens qui courent d’un bout à l’autre de la plage pour ordonner aux nageurs les plus téméraires de revenir à terre. Nous sommes chassés de notre bungalow par les acariens tropicaux qui rendent la vie impossible à Jean, qui manque de s’étouffer dans ses sécrétions. À tout prendre, on préfère les moustiques et la fraîcheur du grand air, et puis il nous reste l’huile essentielle de nénuphar. L’océan soulage les sinus, les antiallergiques forcent le repos. La région étant à majorité musulmane, l’alcool est proscrit des bars et restaurants. La bière n’est servie qu’en cachette, dans de grandes pintes en forme de tronc d’arbre. Les crabes, eux au moins, profitent de la nuit pour danser sur la plage. En s’éloignant du village nous découvrons des scènes plus authentiques, modestes barques de pêcheurs mouillant sur des plages de sable noir à l’ombre des cocotiers.

Ici, la base du tourisme est constituée d’adeptes de yoga, qui viennent chaque année pour une retraite dans leur ashram, ou de personnes venues suivre un traitement ayurvédique. L’ambiance plane. Beaucoup nous parlent de cette nouvelle série Netflix qui semble rencontrer un grand succès dans le milieu, Ancient Apocalypse. Cette dernière raconte une version alternative de l’histoire et de la préhistoire, empreinte de conspirationnisme et blâmant les archéologues pour le monopole qu’iels exercent quant à l’interprétation du passé (vous nous mentez, vous nous mentez !).

Pas le choix, pour prendre part aux débats il nous faut nous « cultiver ». On finit par prendre à la rigolade ces huit épisodes sensationnalistes qui vouent un véritable culte au présentateur, Graham Hancock, un pseudo-journaliste indépendant qui suscite une importante controverse notamment en raison de ses thèses flirtant avec l’idéologie nazie. Selon lui, une grande civilisation disparue (les Atlantes forcément, et en filigrane, le peuple aryen) serait à l’origine de la diffusion de toutes les connaissances humaines suite à un cataclysme originel qui aurait précipité son déclin il y a de cela 12’000 ans, à la fin de l’ère glaciaire. Il se lance donc dans une longue quête de preuves à travers les œillères étroites de sa théorie, qu’il assemble de manière tellement bancale qu’on ne peut que s’étonner que Netflix accepte de classer la série dans la catégorie « documentaires ». Dommage. Dommage de réduire l’Histoire à une chaîne de causalités aussi banale et emmerdante. Dommage de déposséder l’humanité de tous ses génies, de passer à côté de tout ce qui la rend si riche, si belle et si complexe. Dommage de ne pas savoir s’émerveiller de la réalité, tellement plus folle que la science-fiction.  

Munroe Island, un labyrinthe aquatique

Quoi qu’il en soit, si l’Atlantide devait réellement exister, ce serait sans l’ombre d’un doute dans les méandres des Backwaters du Kerala. Ce réseau de plus de 1500 kilomètres de rivières, de canaux et de lagunes remplis d’eau de mer est célébré comme l’un des plus beaux havres de paix du pays. Les gens vivent au ralenti sur une multitude d’îles et îlots couverts de cocotiers, société amphibie se déplaçant davantage en pirogue qu’en vélo : c’est que l’eau couvre plus de route que l’asphalte. Le train nous largue en équilibre entre deux canaux, à la gare de Munroe Island. Le grand-père de notre auberge nous y attend sur une grande barque. Quelques coups de pagaie plus loin commencent à retentir des sortes de prêches sur les flots, diffusées par une série de haut-parleurs dissimulés par la végétation de la rive opposée. On cherche d’abord du regard les minarets, surpris de découvrir une présence musulmane dans cette région qu’on pensait essentiellement hindouiste. Pui on apprend qu’il s’agit en fait d’un grand festival hindouiste qui vient de débuter pour une durée de dix jours. De 5h00 du matin à 22h00, le volume sonore ne tarit pas d’un décibel ; prières, liturgie et musique traditionnelle au programme pour raconter quelques épisodes fondateurs de la mythologie. Même dans les endroits les plus reculés, il est difficile de trouver le calme en Inde. À moins que le perpétuel tumulte indien soit là pour nous rappeler que le calme ne peut venir que de l’intérieur, et ne pas dépendre pas de facteurs externes ? 

À l’auberge, l’ambiance est assurée par Devao, une fillette de quatre ans tout droit sortie d’un roman de Kipling. Son énergie est sans limite, elle passe ses journées à improviser des numéros de cirque sur les hamacs pendus à travers la terrasse et les soirées à nous présenter des spectacles de danse de sa conception sur les tubes du moment. Vineesh, l’oncle de la petite et le propriétaire de l’auberge, fût le premier de toute l’île à ouvrir une maison d’hôte. Depuis et en quelques années à peine, le tourisme a littéralement explosé.
On découvre enfin la légendaire cuisine traditionnelle du Kerala, préparée par les soins de la mère de notre hôte et entièrement élaborée à base de noix de coco, ce qui donne une touche sucrée jusqu’aux repas les plus salés. Les plats sont servis sur de grandes feuilles de bananiers ; s’ils étaient à notre goût, la tradition exige que nous pliions la feuille par la nervure centrale contre nous, l’inverse pouvant être considérée comme très impolie. Après trois verres de bière, autant vous dire qu’il faut y réfléchir à deux fois avant de plier sa feuille de bananier !

Entre terre et eau

Notre première reconnaissance des Backwaters s’effectue en barque. Nous partons à 5h00 du matin, de concert avec les prêtres dont les prières commencent à résonner dans la pénombre tropicale. On s’allonge sur l’embarcation et on se laisse bercer, sous les étoiles qui palissent devant les premières lueurs de l’aube. Vineesh fait progresser la barque en appuyant une longue perche en bambou au fond de l’eau, faisant des allers-retours incessants sur le bord de la barque : planter à l’avant, pousser fort en faisant défiler la barque sous ses pieds, pousser à l’arrière, remonter à l’avant, recommencer, le tout sans cesser de faire des blagues qui font fuir les oiseaux aquatiques séchant leurs ailes sur des branches flottantes. C’est la marée haute, et l’eau monte tellement qu’elle finit par se confondre avec la terre. Les matinaux se rendant au travail par voie terrestre, en vélo ou en rickshaw, semblent véritablement rouler à sa surface, on se demande comment certaines maisons font pour garder les pieds au sec. Les passages sous les ponts se compliquent, il nous faut nous écraser au fond de la barque pour ne pas manger de bois ou de béton en guise de petit-déjeuner. On se perd dans un véritable labyrinthe aquatique pour finalement déboucher sur un vaste lac salé entouré de mangroves. Ces dernières forment à un endroit un tunnel végétal très populaire sur les réseaux sociaux indiens.  Puis le soleil se lève, faisant ressortir de sa puissante lumière jaune les délicates silhouettes des pêcheurs tirant leur filet sur leur barque.

Nous nous arrêtons au bord d’un étroit canal où travaille une coopérative de femmes. Celle-ci s’occupe de la confection de cordes à base des fibres que contiennent les coques de noix de coco. En fait, la noix de coco constitue l’une des matières premières du Kerala, de la nourriture aux toitures et textiles, elles sont même utilisées comme briques en renfort de berge. La noix de coco est aux Kéralais ce que la bouse de vache est aux Masaïs. Pour séparer les fibres et les nettoyer, les coques doivent baigner pendant une durée de six mois. La matière première doit ensuite être affinée avant d’être entreposée sous forme de sortes de tas de paille. Deux femmes arrivent à transformer ces mottes de fibre anarchiques en fines cordelettes en un coup de poignet adroit. Puis les cordelettes sont assemblées par rotation au moyen d’une sorte de roue métallique. Une fois les cordes prêtes, elles peuvent encore être tressées en tapis.

L’exploration des Backwaters se poursuit plusieurs jours de suite, tantôt en barque, tantôt en kayak ou en paddle. En l’absence théorique de crocodiles, on s’essaie à la baignade dans cette eau trouble, saumâtre et étonnamment profonde. Cortèges de martins pêcheurs au plumage flamboyant, ballets de méduses, numéros de haute voltige du kite bramani, un aigle pêcheur à tête blanche considéré comme sacré par les hindouistes. Par une soirée paisible, un pêcheur nous fait de grands signes pour que nous rejoignions son embarcation, il nous offre une noix de coco fraîche avec un grand sourire avant d’enclencher son moteur et de disparaître entre les mangroves. On se lance dans un itinéraire à la marée haute où l’espace sous les petits ponts devient si réduit que seul le kayak peut s’y glisser. Un exercice acrobatique nécessitant de s’extirper de l’embarcation sans chavirer et de se réinstaller de l’autre côté à chaque reprise. La nuit nous rattrape et la vue d’Aurélia faiblit, victime d’une légère astigmatie. Alors que nous passons sous un grand pont pour regagner le canal principal sur lequel nous logeons retentit soudain un bruit sourd : Aurélia a percuté de plein fouet le pilier central du pont, qu’elle n’a pas vu arriver le moins du monde. Un bateau rempli de touristes indiens nous dépasse dans de grands éclats de rire, heureusement, pas de voie d’eau. Sur les berges l’ambiance est à la fête, des milliers d’Indiens sont présents pour célébrer la journée nationale de commémoration de la République (le 26 janvier).

L'or du Kerala

Les Backwaters s’explorent à pied aussi. On découvre une fabrique de textiles, où des femmes font fonctionner des machines qui parviennent à enrouler et dérouler simultanément une douzaine de bobines de fil de coton. Puis on s’émerveille à travers la jungle de toutes ces plantes qui font la richesse du Kerala : le poivre, dont la couleur dépend du niveau de maturation (du plus jeune au plus vieux : blanc, noir et rouge), les clous de girofle dont les feuilles dégagent elles aussi un parfum exquis, la noix de muscade qui est en fait le noyau d’un fruit à coque, des feuilles aromatiques utilisées dans les currys, le fruit du jacquier utilisé pour remplacer la viande dans la cuisine végétarienne, les ananas, les pois de tamarins très acides, semblables à des haricots, qui sèchent sur de grandes bâches eux aussi pour la préparation des currys. Et puis ils y a les autres plantes non comestibles mais pas moins amusantes : une feuille savonneuse qui fait de belles bulles avec sa sève, d’autres qui éclatent comme des pétards quand on les lèche, les fleurs rouges et mielleuses des bananiers dont les grandes chauves-souris raffolent, et les « suicide trees », dont le fruit est hautement toxique et le poison difficilement identifiable dans le corps des personnes qui en ingurgitent. C’est pourquoi ce dernier est particulièrement prisé des belles-mères désireuses de supprimer un beau-fils ou une belle-fille qui ne convient pas aux attentes de la famille (cela se compte en centaines d’homicides par an).

Nous traversons le temple où a lieu le festival. Le prêtre qui récite inlassablement ses mantras se trouve assis tout seul sur la scène d’un grand hangar vide. D’immenses chaudrons de bronze sont disposés sur des foyers au sol, une équipe de cuisine s’affaire à couper des montagnes de légumes pendant qu’un serpent vert zigue-zague entre leurs pieds. En rentrant on assiste encore à la fabrication d’un bateau semblable à ceux dans lesquels nous naviguons aux aurores. Les planches sont assemblées au moyen de coutures, chaque perforation est faite à la main. Les planches sont jointes et colmatées par de la fibre de coco rendue imputrescible par une décoction noire et très odorante réalisée à base de poisson.

Coconut homestay

Au bout de quelques jours nous migrons dans une autre auberge, histoire de changer d’air et de laisser la place à l’arrivée d’un grand groupe de touristes indiens. On s’installe chez le cousin de Vineesh, Huni. « Rassurez-vous, la nourriture est la même. C’est que nos mères ont été à la même école ! » nous dit-il en riant. Huni est un jeune énergique au grand pouvoir comique. Il vient d’obtenir un master en sciences politiques à l’université de Kochi, mais étant le seul garçon de la famille, il est revenu sur l’île pour s’occuper de ses parents. Ces derniers font des pieds et des mains pour le marier avant sa limite péremptoire : de leur point de vue, 30 ans. Hélas les choses ne sont pas si faciles, même pour un si bon parti qui gère une affaire familiale en apparence fructueuse. Car il existe dans la société indienne une grande méfiance à l’égard des personnes travaillant dans le tourisme, nous explique Huni. Pour beaucoup, un bon parti doit occuper un poste gouvernemental, quitte à ce que ça paie moins. Les chambres de son auberge sont presque exclusivement remplies de francophones grâce à la revue dithyrambique qu’en fait un blog de voyage très prisé des routards : Mi-Fugue Mi-Raison. On se retrouve chaque soir comme une grande famille autour de la table de la salle à manger, à refaire le monde et à apprendre le français à Huni. On rencontre une famille québécoise très inspirante avec qui nous passerons quelques journées mémorables. Eux sont originaires des îles de la Madeleine, un autre bout du monde où l’on prépare des burgers de loup marin dans un français chantant. C’est le père, Simon, qui tenait à revenir en Inde : ébéniste de formation, il avait dans sa jeunesse retapé un rafiot pour descendre le Gange jusqu’au Bangladesh. Il avait officieusement été chargé par les universités locales d’étudier le comportement des dauphins d’eau douce qui y vivaient alors. Aujourd’hui ceux-ci ne remontent plus jusqu’à Bénarès : trop d’agitation, trop de cendres humaines, l’eau est devenue irrespirable.

Laisser un commentaire

Article précédent

Article suivant (à venir) : Thé ou café ?