
Inde, introduction à l’inintroductible
Inde, introduction à l’inintroductible L’énigme indienne « Voir sortir de la boue, dans le pire des bidonvilles, un homme vêtu de blanc, d’un blanc immaculé,
Après notre séjour d’acclimatation à Mumbai nous prenons la route pour Aurangabad, une « modeste bourgade » (à l’échelle de l’Inde s’entend) d’un million d’habitant-e-s située dans la province du Maharashtra. Pour nous y rendre, nous partons en train de la gare Shatrapati Shivaji, un grandiose manifeste d’architecture victorienne teinté d’orient et entouré de palmiers. Nous entrons aux aurores dans un vieux wagon de troisième classe couvert de poussière, un brin anxieux après les descriptions particulièrement hautes en couleur auxquelles nous avions eu droit sur les trains indiens.… des banquettes prévues pour trois passagers sur lesquelles nous tenons à peine à deux, une légère odeur d’urine, les ventilateurs tournoyant au plafond dans un bruit de boulons qui menacent à tout moment de sauter, les portes du wagon qui demeurent grandes ouvertes quand le train roule, une foule qui forcit d’arrêt en arrêt et des gens qui dorment dans les porte-bagages, jusque-là tout va bien. Le voyage que nous partageons avec toute une famille indienne passe même de manière agréable. Des quais de gare aux allures de marché offrent un divertissement continu avec leur clique de vendeurs criant tous plus fort les uns que les autres pour vendre aux passagers toutes sortes de nourritures improbables qu’ils emballent de leurs doigts graisseux dans du papier journal. Nous traversons les Ghats dans la lumière rasante du matin, grands massifs tabulaires esseulés mettant un peu de relief dans cette vaste campagne. Ce sont en fait les premiers contreforts d’une immense rangée de volcans éteints longeant toute la côte ouest de l’Inde, de son extrémité sud aux environs de Mumbai. Ils avaient un moment été soupçonnés par les scientifiques d’avoir déclenché l’une des quelques extinctions de masse de dinosaures lorsqu’ils entrèrent en éruption il y a des centaines de millions d’années de cela. Les charges ont finalement dû être abandonnées, faute de pièces à conviction.
En soi, Aurangabad n’est pas une destination particulièrement prisée par les touristes. Partout les déchets tourbillonnent dans le sillage des tuks-tuks, des scooters, des voitures, des bus et des camions qui tous klaxonnent sans discontinuer, un art auquel la population s’adonne plus par passion que par nécessité. On l’appelle la « Cité des Portes », du temps où la ville fût une prospère capitale musulmane munie de 52 portails d’entrée. Quelques-uns apparaissent encore ici et là dans la jungle urbaine, entre des bâtiments modernes. Difficile de concevoir que cette ville en apparence si anarchiquement anodine (ou anodinement anarchique) avait pour un temps remplacé Dehli comme capitale du sultanat éponyme, entre 1327 et 1334 (il aurait d’ailleurs mieux valu prolonger le bail d’un demi-siècle, cela aurait peut-être évité à Dehli d’être rasée par Tamerlan et ses hordes turciques en 1398 pour embellir les monuments de Samarcande). Ni qu’elle avait ensuite servi de capitale au sultanat d’Ahmadnagar à partir de 1610, et encore moins de capitale de la région du Deccan une fois cette dernière passée sous le joug de l’Empire moghol en 1636*. La ville aurait en outre pu constituer l’un des points d’arrivée des routes de la soie puisqu’elle jouit aujourd’hui de la réputation de « capitale indienne du textile », réputation due à ses soieries et à ses cotonneries de grande qualité. Voilà qui en fait une destination tourististique en soie.
*Nous avions déjà introduit l’Empire moghol dans un article consacré à Andijan en Ouzbékistan. C’est en effet de cette ville de la vallée du Fergana qu’était parti Babur, descendant de Tamerlan, après avoir échoué à récupérer Samarcande qui lui revenait de droit. Il fonde l’Empire moghol en 1526 après avoir renversé le sultanat de Dehli. Lors de son apogée, l’Empire moghol englobe la majeure partie des territoires actuels de l’Inde, du Pakistan et du Bangladesh. Il connaîtra une longue période de déclin accélérée par l’arrivée des Anglais et les guerres qui s’en suivent aux 18-19èmes siècles, pour finalement rendre son dernier soupir en septembre 1858.
L’attraction la plus emblématique d’Aurangabad demeure son petit « Taj Mahal du Deccan », que nous partons visiter par une fin de journée ensoleillée. Le monument grouille de touristes indiens, on se rend bientôt compte que nous sommes les seuls touristes occidentaux. On apprend en quinze minutes comment l’invention des selfies et la démocratisation des appareils photo sur téléphone au sens large ont marqué le début d’une nouvelle ère calamiteuse pour les célébrités (nous dédions à ce sujet un petit excursus en fin d’article). À peine avons-nous franchi le portail d’entrée qu’un attroupement colossal se forme autour de nous, chacun-e se pressant pour avoir sa photo avec nos bouilles caucasiennes. Plus personne ne semble avoir d’attention pour le délicat mausolée dont la façade blanche se teinte de rose avec les derniers rayons de soleil. Lors de cette modeste visite culturelle nous aurons été pris en photo des dizaines de fois, peut-être même une ou deux centaines de fois. Cela dépasse l’entendement, c’est l’Inde. Nous pensions arriver dans un pays touristique, à aucun moment n’avions-nous envisagé qu’il serait si facile d’effectuer un pas de côté pour sortir des grandes destinations courues par les Occidentaux. La preuve, remarque, c’est que nous n’avions jamais entendu parler de cette version alternative du Taj Mahal avant d’y mettre les pieds. Au moins la foule reste-t-elle ici à un niveau supportable en comparaison avec le véritable Taj Mahal à Agra, qui constitue l’attraction la plus visitée du pays. Existe-t-il pour chaque merveille du monde un alter ego vivant dans l’ombre, ignoré du tourisme de masse ?
Le mausolée ci-présent, de son véritable nom historique Bibi Ka Maqbara, a été bâti entre 1651 et 1661 sur ordre du prince de l’Empire moghol Azam Shah. Il était destiné à honorer la mémoire de sa défunte mère Rabia-ul-Durrani, femme du célèbre empereur Aurangzeb, lui-même fils de l’empereur Shah Jahan qui n’était autre que… le commanditeur du Taj Mahal ! Rien d’étonnant donc à cet évident lien de parenté entre les deux édifices. En l’occurrence, les mauvaises langues reprochent à cette « pâle imitation » du Taj Mahal de manquer de symétrie, et si les podiums et le dôme sont en marbre, les murs ne sont ornés que de moulures de plâtre. De même, l’intérieur est plus sobrement décoré (remarque, cela reste plus en adéquation avec les principes de l’Islam). Et pourtant, malgré son asymétrie, ses façades bon marché et sa foule qui ne nous lâche pas d’une basque, il nous enchante ce petit Taj Mahal du Deccan.
Aurangabad sert également de tête de pont pour visiter deux sites majeurs de l’archéologie indienne, tous deux inscrits au patrimoine mondial de l’UNESCO : les grottes sacrées d’Ellôra et d’Ajanta. Les deux ensembles distants d’une centaine de kilomètres ont été fondés par des moines bouddhistes, avant de connaître des évolutions divergentes. Elles constituent les deux plus beaux fleurons architecturaux d’un ensemble de 1200 grottes sculptées à même la roche, disséminées à travers l’ensemble des Ghats occidentales (cette chaîne de volcans éteints hérissant la côte ouest de l’Inde). Nous partons pour Ellôra de bonne heure dans un brouillard à couper au couteau, à travers une campagne desséchée jonchée de ruines de forteresses et de mausolées. Quelle mouche nous a piqués de nous y rendre lors d’un jour férié ? C’est une véritable ambiance de festival qui nous attend sur le parking du site, où se bousculent des milliers de touristes et des cortèges interminables de classes indiennes. Nous gagnons les services d’un guide local très théâtral et secret (« les guides officiels ne racontent pas la vérité sur Ellôra, ils viennent d’ailleurs, ils n’ont pas grandi ici comme moi et mes ancêtres ») et sommes bientôt rejoints par Peter, un géant hollandais au cœur d’or qui a abandonné ses livraisons de tulipes pour voyager en Asie et avec qui nous passerons quelques journées mémorables.
« Ellôra », c’est le raccourci qu’a donné la population ourdoue et musulmane de la région au trop long toponyme hindi « Ellorapuram ». Les 32 grottes d’Ellôra se dispersent sur une distance de deux kilomètres et se répartissent entre trois religions : bouddhiste d’abord, sculptées aux 6-7èmes siècles de notre ère, puis hindouiste aux 7-9èmes siècles, et enfin jaïniste* aux 9-11èmes siècles. De nouveaux temples ont donc été taillés dans le roc au gré des changements de religion et de dynastie, qui toutes ont rivalisé de finesse et d’extravagance afin d’affirmer leur supériorité. Les grottes bouddhistes regroupent des salles de méditation et d’étude, un dortoir, une grande salle à manger et un temple fantastiquement conservé dans lequel résonne l’envoûtante mélopée de la prière d’un moine en pèlerinage. Cet ensemble, comme celui d’Ajanta, fût construit par une communauté bouddhiste venue du nord de l’Inde.
*Le jaïnisme est une très ancienne religion indienne. D’un point de vue systémique, elle fonctionne de manière similaire à la religion hindouiste avec les cycles de réincarnation et l’aspiration à l’éveil et au nirvana. L’un des axes les plus fameux de cette religion demeure le respect de toute vie terrestre, ses adeptes allant jusqu’à balayer devant leurs pieds avant de marcher pour ne pas écraser d’insecte.
Ce sont les temples hindouistes qui abritent le plus beau joyau architectural du site, l’un des plus extraordinaires au monde dans son genre : le temple Kailash. Taillé d’un seul tenant aux modestes dimensions de 100 mètres de longueur, 50 de largeur et 40 de hauteur, il gagne la palme du plus grand ensemble monolithique au monde, loin devant les fameuses églises de Lalibela en Éthiopie. Ici, mégalithique rime avec baroque (attention, calembour pour hellénistes). Contrairement à tous les autres temples qui ont été excavés horizontalement depuis le front de falaise, celui-ci a été taillé verticalement, du sommet de la falaise jusqu’au pied, transformant les minéraux en millions de figures délicates et de fins ornements. Sa forme évoque celle du charriot de Shiva, dont les roues sont matérialisées par une ménagerie presque grandeur nature faite d’éléphants et de lions. Deux grands obélisques bordent ce miracle architectural, au sommet desquels étaient allumées d’immenses cierges. C’est l’œuvre de centaines d’architectes et d’artisans qui officièrent sous les ordres du roi Krishna Ier, dès les alentours de l’an 760. Des milliers de tonnes de pierre excavées, personne ne sait ce qu’il est advenu, nulle trace ne subsiste dans le paysage environnant. Comme dans la plupart des temples dédiés à Shiva, la divinité est représentée dans la cella par une grande pierre phallique noire et lustrée entourée d’un bassin à libations. Après un tel chef d’œuvre, il faut avouer que les grottes suivantes font pâle figure, à l’exception d’un hall gigantesque soutenu par une véritable forêt de piliers baignée d’urine de chauves-souris dont l’odeur âcre retourne l’estomac. Un peu à l’écart, les temples jaïnistes paraissent tout petits, même s’ils se démarquent par la délicatesse de leurs décors.
Nous arrivons le lendemain à Ajanta dans un brouillard encore plus épais, nous privant hélas de la vue sur le fer à cheval qu’effectue la rivière au fond du canyon le long duquel s’alignent les 29 grottes sacrées. Un fer à cheval… ou une forme de cloche c’est selon, voici peut-être ce qui aurait attiré les premiers moines qui commencèrent à y creuser la roche au deuxième siècle avant notre ère. On imagine la clameur des pèlerins, l’odeur d’encens, les chants qui s’élevaient des grottes, à des milliers de kilomètres de l’Empire romain naissant. La légende dit qu’elles furent « découvertes » par John Smith (pas celui de Pocahontas voyons) en 1819, lors d’une partie de chasse au tigre. On retrouve d’ailleurs sa signature grattée au couteau sur une colonne de temple, à travers la peinture. Le tigre aurait disparu dans l’une des grottes, dont les entrées étaient entièrement dissimulées par la végétation. Plus personne ne semblait alors se souvenir de leur existence. Presque une version indienne de l’histoire de Lascaux. La plupart des temples d’Ajanta sont plus anciens que ceux d’Ellôra et il se raconte que c’est la communauté bouddhiste d’Ajanta qui serait ensuite partie fonder une nouvelle communauté à Ellôra au 7ème siècle.
Si du point de vue architectural l’extérieur et la forme primaient à Ellôra, c’est ici l’intérieur et le fond qui sont le plus spectaculaires. Car la grande spécificité d’Ajanta, c’est bien la qualité et l’état de conservation extraordinaires des peintures ornant les parois de ses temples depuis plus de 2000 ans. Leur état de fraîcheur est à couper le souffle. Elles constituent une source iconographique de premier plan, en particulier pour ce qui concerne les habits et les objets d’époque. Les temples les plus anciens et les plus beaux ont pour la plupart été sculptés entre 200 avant et 200 après l’an 0. On y découvre une multitude de fables et de scènes mythologiques avec leurs bouddhas, leurs bodhisattvas et leur cortège de moines et de pèlerins. Les représentations se rapprochent un peu de l’iconographie chrétienne byzantine : les saints sont peints avec une auréole, les yeux en amende, le regard perdu dans le vague, effectuant les mêmes signes énigmatiques de leurs mains. Disons-le, il y a un peu d’Ajanta à Sainte Sophie. Mais pensons-y un instant ! Des commerçants grecs faisaient déjà affaires sur la côte indienne à l’époque où ces temples furent bâtis (au moins depuis la fondation du royaume gréco-bactrien en Asie centrale sur les cendres de l’empire d’Alexandre le Grand). Qui nous dit que certains d’entre eux ne seraient pas arrivés jusqu’ici, auquel cas peut-on définitivement exclure toute affiliation entre les deux traditions artistiques ? (Ami-e-s hellénistes, nous vous sentons déjà bondir sur votre séant à la lecture de ces dernières lignes, pardonnez notre audacieuse relecture de l’histoire 😉)
Quand nous pensions à l’Inde, se présentaient à notre esprit ses temples millénaires, ses festivals colorés, son artisanat divsersifié et sa foule bruyante et enjouée. Toutefois s’il y a bien une de ses particularités à laquelle nous n’étions pas préparés, ce sont bien les selfies. Certes, la portée du phénomène est internationale mais celui-ci peut difficilement être poussé plus loin qu’en Inde, où ce sont des dizaines de personnes qui viennent chaque jour nous en demander, chaque demande acceptée étant susceptible d’en générer le quintuple et de créer des attroupements autour de nous. Voitures, motos, rickshaws et vélos s’arrêtent pour nous attendre au bord de la route avec cette éternelle question sur les lèvres « sir, selfie sir ? » ou « ek photo ma’am ? ». Au total, Aurélia aura bien dû poser avec 1% de tous les bébés indiens. Et avec les filtres blanchissant la peau que la plupart des Indien-ne-s installent sur leur téléphone, on apparaît tellement pâle qu’on en est pratiquement transparent. Une paire d’yeux et une barbe, des cheveux et une bouche souriante flottant dans les airs.
Bien entendu, tout n’est pas à jeter à la poubelle dans le « selfie », à commencer par le fait que cela constitue souvent l’opportunité de générer une interaction positive avec l’autre. Dans ce cas, la photo passe au second plan et l’échange prime. C’est alors une porte ouverte sur la vie des gens et la culture régionale. Mais quand les gens insistent pour voler un selfie soit contre notre volonté, soit en cachette, soit à l’arrachée avant de remonter dans leur voiture stoppée au milieu de la chaussée pour repartir en trombe, ça irrite. Ajoutez la chaleur, la fatigue et la foule et ça donne tout simplement parfois envie de saisir le téléphone des mains de son propriétaire pour le lancer aux singes. Au-delà de ces réflexions, pourquoi vouloir prendre des selfies avec nous ? Après tout nous ne sommes ni une espèce en voie d’extinction, ni des célébrités, loin s’en faut. Alors est-ce pour ce que l’homme ou la femme blanc-che incarne à l’international, Hollywood et MTV ? Ou est-ce pour tenter de capturer l’essence des projections que se font les gens de l’ailleurs, de l’exotisme ? Après tout, nous sommes tous l’indigène d’un-e autre.
En conclusion à cet excursus, il serait bien malvenu de notre part de taxer ces quémandeurs-ses de selfies (qui ne constituent somme toute qu’une très large minorité de la population rencontrée, bien qu’à l’échelle d’un pays aussi peuplé que l’Inde la notion de « très large minorité » soit toute relative), de victimes du McWorld et du consumérisme dans la mesure où la plupart d’entre elles sont trilingues voire quadrilingues (parlant en plus de l’hindi et de l’anglais le kannada, le telagu ou encore le tamoule ou le malayalam) et portent fièrement leur tenue traditionnelle pour se rendre dans les lieux sacrés que nous visitons afin d’y perpétuer leurs rituels plurimillénaires. De plus, fait curieux, une part non négligeable des personnes venant nous aborder pour faire des selfies ne possède même pas de téléphone. C’est dans ces cas avec nos propres téléphones que nous alignons des dizaines d’autoportraits avec monsieur et madame tout-le-monde. Enfin, l’individualisme « selfish » à l’occidentale (le besoin du regard de l’autre, des cœurs et des pouces levés pour se sentir exister) peut-il avoir sa place ici, dans une société où l’intimité est pratiquement inexistante et l’individu de fait noyé dans une sphère sociale, des codes sociaux et un cercle familial si densément structurés ? Et le cycle éternel des réincarnations alors, ne porte-t-il pas un coup sévère à la notion même d’ « individualisme » ? À ce moment, les réseaux sociaux sur lesquels sont partagées ces photos ne sont plus que de nouveaux véhicules pour cette spécificité indienne préexistante et immémoriale que constitue le flux océanique du dharma, dont le ressac a déjà noyé plus d’un touriste occidental.
Inde, introduction à l’inintroductible L’énigme indienne « Voir sortir de la boue, dans le pire des bidonvilles, un homme vêtu de blanc, d’un blanc immaculé,
Bijapur, petite ville à la grande histoire Sur la voie 13.5 « Bija- what ? » nous répondent tous les Indiens à la gare de Pune, à qui