
Vallée du Fergana
La vallée du Fergana (Kirghizistan) La route du sud Après avoir couru les lacs, steppes et montagnes de l’est et du centre du Kirghizistan pendant
Depuis Osh nous organisons une dernière aventure au Kirghizistan : une semaine d’exploration dans le chaînon Trans-Alaï du Pamir, haute rangée de montagnes faisant office de frontière entre le sud du Kirghizistan et le Tadjikistan. Pour s’y rendre, nous devons d’abord rejoindre en taxi partagé le village de Sary Mogul, point de départ de nombreuses randonnées dans la région, et notamment de l’ascension du pic Lénine (le 7000 le « plus facile du monde »). En plus d’une encombrante cargaison de pastèques et de melons, nous embarquons dans le taxi un passager surnuméraire qui aménage un siège supplémentaire entre le chauffeur et le siège passager, et qui s’aplatit sur les genoux du grand-père assis sur le siège passager à chaque fois que nous franchissons un barrage de police. Parmi les passagers, nous faisons la connaissance d’Abdilla, le responsable du bureau des guides de Sary Mogul (CBT), qui nous donne de précieux conseils pour peaufiner les détails de notre virée. La route, tantôt goudronnée, tantôt piste, franchit un haut col de montagne, duquel arrivent en sens inverse des camions chargés d’énormes blocs de charbon. D’importants gisements sont exploités autour de Sary Mogul, une bonne source de revenus pour la région, nous apprend Abdilla. De l’autre côté du col, nous restons bouche bée devant l’immense muraille de glace qui se dresse en face de nous, à l’autre bout du plateau s’ouvrant à nos pieds. Nous passons le carrefour distribuant les marchandises vers la Chine (70 km) et le Tadjikistan (15 km) puis arrivons au bucolique village de Sary Mogul, sur le versant nord de la vallée d’Alaï.
Le village de Sary Mogul se trouve sur un vaste plateau désertique perché à 3000 mètres d’altitude. Là-haut, un vent incessant a accumulé une épaisse couche de sable originaire du Taklamakan, désert impitoyable « dont personne ne revient » comme l’annonce son nom de langue turcique. Ce plateau est à proprement parler un couloir, dans lequel l’Histoire a soufflé les caravanes depuis des temps immémoriaux. Car la vallée d’Alaï constitue le passage naturel le plus évident entre la Chine et le Moyen-Orient, entre les oasis du bassin du Tarim et la Bactriane. C’est une faille facilement praticable ouverte entre les Tian Shan et le Pamir, à peu près orientée est-ouest. Marco Polo est vraisemblablement passé par là au 13ème siècle, alors qu’il rejoignait la Chine et la cour de Kubilaï Khan, petit-fils de Gengis-Khan. Il est également le premier européen à donner une description des montagnes du Pamir. L’un des derniers villages de la vallée en direction du Tadjikistan se nomme Daraut Korgon, ce qui signifie quelque chose comme « l’endroit où il ne faut pas s’attarder ». C’était un lieu à la sinistre réputation de brigandage, passage obligé en raison de la topographie, et donc cible facile. Aujourd’hui, on plante notre tente où bon nous semble, sans se presser ni se cacher ; c’est un enfer devenu paradis.
Sary Mogul constitue un parfait condensé d’Asie centrale. C’est un petit village plein de charme avec en toile de fond les glaciers immenses du Pamir, qui dominent minarets et petites fermes aux murs de pisée. Des cavaliers rentrent leur troupeau dans la lumière rasante du soleil couchant, des femmes lavent de magnifiques tapis au bord d’un torrent ou ramènent au village quelques vaches dont la silhouette gracieuse se découpe devant les glaciers qui se teintent de reflets rosés. Et en marge du village se dressent des trophées de chasse, des bucranes d’argali (espèce de mouflon asiatique) empalés au sommet de longs piquets. Ici, une importante composante de la population est tadjike. « Autrefois, ils y passaient en itinérance, ils ont été immobilisés par le dressage des frontières soviétiques », nous dit Abdilla. Nous profitons des dernières lueurs du jour pour commencer à grignoter les 25 kilomètres nous séparant des premiers contreforts montagneux, partant à la perpendiculaire du flux éternel de caravanes qui alimentaient les routes de la soie.
Au lever du soleil, la muraille du Pamir est entièrement dégagée. Nous apercevons enfin le pic Lénine en entier, son sommet culminant à 7134 mètres d’altitude, 4000 mètres au-dessus de nos têtes. Anciennement nommé « mont Kaufmann », il a été rebaptisé par le communisme à l’instar de nombreux autres sommets de l’URSS. Aujourd’hui, le Tadjikistan a troqué le nom de Lénine pour celui d’ « Abu Ali Ibn Sina », célèbre médecin plus connu sous le nom d’Avicenne en langue française, né en 980 dans la région de Boukhara en Ouzbékistan. Un nom que l’on a plus envie de conserver que celui de Lénine, légateur de vie plutôt que de mort. Dans la plaine, un cavalier solitaire s’avance au pas sur son âne en chantonnant. Il vient à notre rencontre pour nous inviter à passer boire le thé à son camp de yourte, qui se trouve au bord des lacs au pied des glaciers. Sa bonne humeur est contagieuse. Le grand plateau de la vallée d’Alaï est bordé par un paysage steppique de collines tapissées d’herbe sèche, entre lesquelles se trouvent des dizaines de petits lacs. Le principal d’entre eux se nomme Tulpar Kol, et sur ses rives se trouvent les camps de yourte les plus élevés de tout le pays, à 3500 mètres d’altitude. Passé les dernières yourtes, nous traversons un canyon aux roches multicolores, puis les camps de base aménagés pour les expéditions partant à la conquête du pic Lénine, immense replat vide bordé de containers métalliques. En haute saison, il est occupé par de centaines de tentes. Heureusement, en ce début du mois de septembre, la saison d’alpinisme est finie : sans compter les yacks et les vautours, nous sommes absolument seuls au monde.
Ces immenses camps déserts nous font plonger dans l’histoire de l’alpinisme soviétique. Ils nous permettent de mettre des images sur les folles histoires rapportées dans le livre de Cédric Gras, « Alpinistes de Staline » (paru en 2020). L’alpinisme soviétique, en voici un drôle d‘oxymore. En effet du point de vue soviétique, quoi de plus bourgeois que l’alpinisme, passe-temps coûteux ne pouvant qu’être pratiqué par des gens pas assez occupés à faire prospérer la machine socialiste ? Pire que ça, l’alpinisme est à l’origine une activité élitiste étroitement associée à l’aristocratie anglaise ! Et pourtant, cet art a connu un bel essor dans les jeunes années du soviétisme. Pour comprendre le phénomène, il faut revenir un peu en amont de la révolution bolchévique. La politique de répression du Tsar Nicolas II a causé l’exile de nombreux opposants politiques, parmi lesquels Lénine et ses partisans. Beaucoup d’entre eux ont trouvé l’asile… en Suisse ! Et pour passer le temps, ils se sont initiés aux joies de l’alpinisme. Ce sont ces gens, ces révolutionnaires de la première heure, qui ont introduit l’alpinisme en Russie. Pour survivre à l’Union Soviétique naissante, l’alpinisme a dû être investi d’un sens nouveau, il a fallu lui donner une utilité. Il a donc été déguisé en missions topographiques, météorologiques ou géologiques, le tout investi d’une importante dimension de propagande, comme chez les nazis à la même époque.
Suite aux premières cordées soviétiques sur les glaciers du Caucase, puis des Tian Shan et du Pamir, un nom ressort très clairement : celui des frères Abalakov, Vitali et Evgueni. Ce sont deux alpinistes de légende issus d’une bonne famille de Krasnoïarsk, initiés à la varappe sur les rochers de la réserve naturelle de Stolby, une version russe de Fontainebleau. Leurs exploits ont défrayé la chronique, notamment sur le pic Ismail Samani (autre fois nommé pic Staline, 7495 mètres, gravi pour la première fois en 1933 par Evgueni… en solo et sans oxygène bien sûr!), le pic Lénine (7134 mètres, Vitali y porte un buste en bronze de Lénine en 1934), le Khan Tängri (le maître des cieux, 7010 mètres, une expédition qui se solda de façon tragique en 1936), puis le pic Pobeda (pic de la Victoire, 7439 mètres, gravi pour la première fois par Vitali en 1956 seulement). Dès 1937, l’alpinisme n’est pas épargné par les purges staliniennes, et la plupart de ses protagonistes, y compris des révolutionnaires de la première heure, sont fusillés ou envoyés au goulag. Les frères Abalakov sont épargnés dans une certaine mesure, probablement en raison de leur trop grande popularité – ce qui n’a pas empêché Vitali de passer deux années en prison pour « propagande publique de techniques alpines occidentales » et «espionnage pour le compte de l’Allemagne ». Leur groupe élargi est condamné pour appartenance à une « organisation contre-révolutionnaire facho-terroriste d’alpinistes et de randonneurs ». Tant de prétextes fantaisistes et aberrants tellement représentatifs de la fabrique à kompromat stalinienne. Pour survivre à l’anéantissement total, l’alpinisme a dû se recycler une fois de plus, changer de paradigme. C’est désormais l’aspect éducatif et camaraderie qui est mis en avant, on envoie les jeunes valser sur les cimes pour nouer des liens et apprendre la vie et la discipline, et les alpinistes ayant survécu aux purges jouent les guides.
L’expédition désastreuse des frères Abalakov au sommet du Khan Tängri* en 1936 coûta la vie à leur compagnon de cordée Lorenz Saladin, un Suisse de 39 ans. C’était un aventurier chevronné, communiste convaincu, militant internationaliste et un excellent photographe. Sa présence dans l’expédition avait servi de prétexte pour envoyer Vitali en prison, Saladin étant à tort taxé par les autorités soviétiques d’ « espion nazi ». Ce personnage a été rendu célèbre à la postérité par Annemarie Schwarzenbach, autre jeune étoile suisse au destin tragique, qui lui a consacré une biographie (Ein Leben für die Berge) préfacée par l’illustre explorateur suédois Sven Hedin, rien que ça. Annemarie est elle-même connue pour sa production littéraire engagée et son voyage en Ford de Genève à Kaboul avec Ella Maillart en 1939. Elle s’était rendue à Moscou en 1937 pour récupérer les notes de voyage de Lorenz Saladin, à qui elle vouait une grande admiration. L’unique collection photographique de ce dernier est en revanche restée perdue pour un temps dans les méandres de l’archivage soviétique. Elle est aujourd’hui conservée au Musée Alpin Suisse à Berne.
*Cette montagne constitue le plus septentrional de tous les sommets de plus de 7000 mètres d’altitude. Il se trouve dans la partie ouest des Tian Shan, à proximité de la région où nous étions partis randonner au début du mois d’août.
Moins ambitieux que les alpinistes de Staline, on s’est contenté de passer le col des voyageurs (« Pereval Puteshestvenikov » en version originale, 4150 mètres d’altitude), et de poursuivre quelques kilomètres en direction du camp 1. Le chemin devenant de plus en plus vertigineux, entre falaises, glaciers et éboulis, nous avons rebroussé chemin un peu avant d’atteindre le camp. Peu importe, depuis là, le panorama est grandiose, et il est entièrement pour nous.
Puis nous avons regagné le camp de yourte le plus proche en deux jours, à Tulpar Kol, en prenant tout le temps de nous arrêter pour observer des scènes semblant sorties du fond des âges : des troupeaux de chevaux broutant au pied des glaciers sur un plateau steppique, à presque 4000 mètres d’altitude, les vautours, des troupeaux de yacks venant nous tirer de notre sieste pour nous inspecter avec curiosité. Les plus jeunes font mine de se combattre, les vieux mâles au cornes immenses passent leur chemin, majestueux. Nous revient cette citation de Sylvain Tesson sur les yacks, dans la Panthère des Neiges (2019), touchant particulièrement notre sensibilité d’archéologues :
« C’étaient des totems envoyés par-delà les âges, ils étaient lourds, puissants, silencieux, immobiles, si peu modernes. C’étaient les vaisseaux du temps arrêté. La préhistoire pleurait et chacune de ses larmes était un yack ».
Courts sur pattes, avec leur longue fourrure et leur front puissant, ils nous remémorent les bœufs musqués, autres reliquats des temps préhistoriques que nous avions pu observer de près dans le Dovrefjell en Norvège, quelques années auparavant. Ici cette vaste lande verdoyante dominée par un mur de glace de plus de 3000 mètres nous évoque les temps glaciaires, qui ont rythmé la vie des premiers Sapiens pendant 30’000 ans en Europe et ailleurs. Nous passons la dernière nuit au camp de yourte d’Abdilla au bord du lac Tulpar, contents d’enfin dormir au chaud. Les petits poêles sont alimentés par des bouses de yack séchées, qui flambent sans crépiter en projetant leurs lueurs dansantes sur les parois. Le sommeil nous emporte, alors que repassent en boucle dans nos têtes les images spectaculaires de cette expédition, bouquet final de notre voyage au Kirghizistan.
Le 14 septembre 2022, le Tadjikistan lance une offensive armée contre le Kirghizistan, centrée sur la ville de Bakten dans la vallée du Fergana. Des affrontements violents sont menés tout le long de la frontière, principalement dans la vallée du Fergana mais aussi du côté de Daraut Korgon, l’endroit où il faut « passer sans s’arrêter » depuis des millénaires. Résultat : plusieurs dizaines de morts et plus de 130’000 personnes déplacées en l’espace d’une semaine. Les touristes sont vivement encouragés à évacuer la vallée d’Alaï et toute la région frontalière ; pour nous, ça s’est joué à peu de chose : nous sommes passés du côté ouzbek de la frontière le 12 septembre. Ce nouveau conflit armé est symptomatique de l’instabilité de la région du Fergana, et plusieurs enclaves tadjikes subsistent à l’intérieur du Kirghizistan dans cette région. Mais des médias indépendants kirghizes pointent du doigt un autre acteur encore (pour contextualiser, le Kirghizistan est des anciennes républiques soviétiques celle disposant de la meilleure liberté de presse, loin devant l’Ouzbékistan, le Kazakhstan et le Tadjikistan). Cet autre acteur dont le nom se murmure, on vous le donne en mille, c’est Vladimir Poutine. La raison pour laquelle il aurait incité le Tadjikistan à lancer l’offensive serait la création d’une nouvelle ligne de chemin de fer destinée à dynamiser le commerce entre la Chine et l’Ouzbékistan (et donc, indirectement, avec l’Occident), encore une version moderne des routes de la soie. Le problème, c’est que la Russie en est géographiquement exclue. Au fond, qui sait ce qu’il en est vraiment… mais au vu de la situation en Ukraine, cela paraît-il vraiment si improbable que ça ?
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