Boukhara, au coeur du Grand Jeu - pt. 1

D'Alexandre le Grand au Grand Jeu

Sur le long retour de Termez, nous transitons par Samarcande aux aurores d’une brumeuse journée de fin septembre. La gare se remplit de jeunes militaires rentrant de permission : une scène familière qui nous projette directement dans les gares suisses le week-end. Nous remontons dans le train les yeux encore collés de fatigue pour traverser un plat pays désertique, avant d’arriver en deux heures à peine dans la mythique cité de Boukhara. L’engourdissement du voyage se dissipe instantanément quand nos yeux s’ouvrent sur une vieille ville magnifiquement conservée (et restaurée), animée aussi bien par les nombreux touristes que par la population locale. Après Samarcande, c’est un soulagement. Nous pourrons cette fois abreuver notre imaginaire des soyeuses rêveries d’orient que nous sommes venu-e-s collecter en Ouzbékistan. Si le lieu respire l’histoire, c’est parce que l’oasis de Boukhara a de tout temps joué un important rôle d’intermédiaire sur les routes de la soie. Conquise par le roi de Perse Darius puis Alexandre le Grand, intégrée à la province de Sogdiane, puis à l’empire Kushan et Héphtalite, elle a finalement été rattachée au Khorasan par le califat Omeyyade. Après avoir brièvement perdu de l’importance au profit de Samarcande durant la période timouride (au 15ème siècle), les déclins des khanats (royaumes) hérités de Gengis Khan ainsi que de l’empire timouride ont débouché sur la formation de trois nouveaux royaumes qui ont dominé tout le territoire ouzbek à partir du début du 16ème siècle : Boukhara, Khiva et Kokand. Leur indépendance n’a pris fin que trois siècles et demi après avec la conquête russe, dernier épisode du Grand Jeu dans cette région d’Asie centrale. Mais le Grand Jeu, c’est quoi au juste ?

Entre l’ours russe et le lion britannique

Nous avons déjà évoqué l’existence du Grand Jeu à plusieurs reprises au cours de précédents articles (ici par exemple). Ses répercussions ont été multiples en Europe, en particulier dans les Balkans et autour de la mer Noire, par exemple lors de la guerre de Crimée (1853-58). Puisque le véritable terrain de jeu était situé entre l’Ouzbékistan et l’Afghanistan, il est grand temps de donner quelques explications plus complètes à ce sujet. Le Grand jeu est une guerre de l’ombre qui a opposé la Russie et l’Angleterre dans leurs visées coloniales, entre le 18ème et le début du 20ème siècle. L’Angleterre soupçonnait la Russie de lorgner sur l’Inde et sur les revenus faramineux qu’elle lui procurait. Des soupçons justifiés par la politique expansionniste de l’empire du Tsar sur sa frontière méridionale, que ce soit dans le Caucase, dans la région de la mer Noire ou encore dans l’actuel Kazakhstan. C’est à ce moment que la couronne s’est rendu compte qu’elle ignorait tout de ce qui séparait la Russie du nord de l’Inde. Elle s’est alors engagée dans une véritable lutte contre la montre destinée à cartographier ces immensités désertiques et mystérieuses et à essayer de créer des alliances avec les potentats locaux. Cela a notamment débouché sur la conquête anglaise de l’Afghanistan en 1839, l’un de ses nombreux succès en matière de diplomatie*. C’est qu’elle craignait que l’armée russe ne s’en empare en premier, puisque cette région montagneuse lui aurait garanti un portail d’entrée vers l’Inde et le Pakistan, à travers les cols de Khyber et de Golan. On ne saura jamais si la Russie a véritablement eu l’ambition de conquérir l’Inde, mais il est certain qu’elle a mis à profit cette période pour conquérir de grands territoires en Asie centrale, mettant un terme à la souveraineté des trois émirats d’Ouzbékistan.

*C’est ironique bien entendu, car ce fût un fiasco complet. Après avoir tenté de monter leur propre gouvernement en plaçant à sa tête une marionnette à leur solde, les Anglais ont été chassés de Kaboul en 1842. Ils furent tous massacrés dans le défilé rocheux de Khyber. Sur les quelques 16’000 fuyard-e-s, seulement un seul arriva vivant à Jalalabad (au Pakistan) pour raconter quel terrible drame s’était produit. Il a fallu attendre les années 1870 pour voir l’Angleterre mettre un terme à la souveraineté de l’Afghanistan et ainsi atteindre ses objectifs dans la région.

"Remnants of an Army", une peinture dramatique figurant William Byrydon, seul rescapé du massacre de Khyber, alors qu'il arrive à Jalalabad au Pakistan. Huile sur canevas, Elizabeth Thompson, 1879 (National Gallery, London).

La situation étant politiquement extrêmement tendue entre la Russie et l’Angleterre, envoyer des unités militaires pour accomplir ce travail de cartographie et de diplomatie aurait été considéré comme une déclaration de guerre par les deux partis. Les artisans du Grand Jeu en Ouzbékistan ont par conséquent essentiellement été des aventuriers ou des militaires en « congé », opérant en solo ou par petits groupes sous couverture. Officieusement donc, sans ordre officiel de la part de leur dirigeant respectif afin d’éviter toute forme de compromission. Le risque était à l’image du jeu : grand, et beaucoup de participants l’ont payé de leur vie. Les émirats étaient réputés pour leur cruauté et leur application fondamentaliste du sunnisme. Leurs geôles regorgeaient de prisonniers russes qui étaient vendus comme esclaves, cela avait d’ailleurs servi de prétexte à la Russie pour y conduire ses premières expéditions militaires dès le 18ème siècle. Si ça ne suffisait pas, les régions qu’il fallait traverser pour y accéder, soit le désert du Turkménistan et les contreforts de l’Afghanistan, grouillaient de bandes de pillards qui faisaient régner la terreur parmi les populations locales et alimentaient justement le marché de l’esclavage avec leurs prises. À Boukhara, l’histoire la plus fameuse du point de vue occidental reste celle des officiers Charles Stoddart et Arthur Conelly, qui y ont été exécutés sur ordre de l’émir en 1842. Les émirs n’ayant jusqu’alors connu d’européen que des Russes, il était logique qu’ils montrent une grande méfiance à l’égard de ces autres « blancs » qui venaient leur proposer une alliance avec un royaume originaire d’une petite île très lointaine, qui plus est gouverné par une femme (durant l’ère victorienne), et qui prétendait régner sur la moitié du monde ! Le destin, taquin comme il sait l’être, a donc voulu que les premiers anglais parvenus à atteindre ces cités interdites aient pour la plupart d’entre eux été considérés comme des espions à la solde du Tsar.

L’Asie centrale en 1860 (source).

La muraille externe de la vieille ville de Boukhara, porte ouest.

En fin de compte, le Grand Jeu constitue les prémices de l’Histoire récente d’Asie centrale, une histoire dramatique dont le principal moteur a toujours été la friction. Friction entre traditionalisme et modernité, entre Orient et Occident, entre Islam et Occident, entre soviétisme et capitalisme. Entre ethnies aussi, depuis que la Russie et l’Angleterre sont venues y dresser des frontières*. Voilà pourquoi elle n’a cessé d’engendrer des situations aussi inflammables. Si le Grand Jeu était disputé entre l’ours russe et le lion britannique, le régime taliban a lui été forgé entre le marteau communiste et l’enclume américaine**. L’Asie centrale est une arène dans laquelle une poignée de politiciens ont joué les apprentis sorciers et causé des dégâts irréversibles.

*Au Fergana, dont nous avons déjà beaucoup parlé, ou encore avec la ligne Durand, définie en 1893 entre l’Afghanistan et le Raj britannique et séparant les tribus pashtounes de manière arbitraire malgré leur volonté d’union ; c’est resté la frontière moderne avec le Pakistan.

**À son origine, le mouvement taliban avait largement été financé (à hauteur de plusieurs milliards de dollars sur une période comprise entre 1979 et 1992) et armé par les États-Unis dans leur lutte contre l’Union soviétique. Ces derniers voulaient que la guerre d’Afghanistan devienne pour les Russes ce que la guerre du Viêt-Nam avait été pour eux : une humiliation publique. Cet épisode avait été baptisé « Opération Cyclone ». Non seulement ses conséquences ont été cataclysmiques pour les populations locales, mais elles l’ont été pour le monde entier.

De la cité interdite à la perle du tourisme

Monument emblématique de la vieille ville de Boukhara, le minaret de Kalon domine les madrasas et mosquées environnantes du haut de ses 48 mètres. Les premières traces de cet édifice remontent à 919, et sa forme actuelle à 1127. Si ce n’est aujourd’hui plus qu’un énorme minaret, ce fut aussi à la fois une tour de garde, un phare pour les caravanes arpentant les routes de la soie ainsi qu’un lieu d’exécution : l’aventurier suisse Henri Moser*, emprisonné par l’émir en 1870, raconte comment il entendait hurler les condamnés à mort qui étaient jetés du sommet de la tour dans de grands sacs. Ce minaret est intégré au complexe majestueux de Po-i-Kalon, qui regroupe la mosquée de Kalon et la madrasa Mir-i Arab, toujours en activité. On ne s’attardera pas à lister tous les autres monuments de Boukhara, puisque pas moins de 140 d’entre eux sont inscrits à l’UNESCO. Mais nous n’avons que l’embarras du choix quand il s’agit de trouver un endroit inspirant où s’assoir pour réunir quelques notes de voyage : une mosquée en rénovation, un caravansérail, une madrasa où résonnent le martèlement des orfèvres et le son de vieilles machines à coudre assemblant les tissus en robes, en nappes ou en taies d’oreiller. Partout dans la vieille ville des trésors d’artisanat sont étalés pour la vente. Heureusement que nous voyageons avec pour toute maison notre sac à dos et pour seule perspective immédiate de longs mois de route, sans quoi nous aurions cassé notre tirelire pour remplir des valises de céramique, de tapis, de robes, de soieries, de miniatures et de bijoux.

Henri Moser

*Henri Moser, né d’une riche famille industrielle à Saint-Pétersburg en 1844, a effectué plusieurs expéditions en Asie centrale entre la fin des années 1860 et le début des années 1870 (dont ont résulté plusieurs publications), que ce soit en solo ou dans le cadre de missions au service de l’armée russe. Il est mort à Vevey en 1923.

À l’ouest de la vieille ville de Boukhara se dresse la forteresse de l’Ark, autrefois siège de l’émir. Son rempart en brique crue d’une hauteur de 20 mètres et enserrant une surface de près de 4 hectares a été presque entièrement restauré. En plus de la salle du trône, la forteresse a longtemps abrité une importante bibliothèque qui avait notamment attiré le célèbre médecin Avicenne (980-1037, originaire de la région de Boukhara) et le poète savant aux 1001 rubaiyats Omar Khayyâm (1048-1131, originaire de Nishapur en Perse). Dans le petit musée qui y a été emménagé, une salle est consacrée au rayonnement international de l’émirat au cours de son histoire, dans laquelle sont présentés les différents voyageurs européens qui ont visité la ville avant la domination russe. L’on peut y lire la phrase suivante : « In the period of the 16th – up to the beginning of the 20th centuries Bukhara khanate was visited by many travelers, scholars and diplomats from the foreign countries. Regardless of their purposes and intentions, the result of their journeys was numerous publications and works that opened Bukhara for the Western civilization »*. Sans parler du séjour d’Henri Moser dans les geôles de Boukhara, cette citation est d’autant plus comique que sont accrochés au mur juste à côté deux grands portraits de Charles Stoddart et Arthur Conolly qui, on s’en souvient, ont été décapités sur la place devant la forteresse sur ordre de l’émir, après avoir croupi respectivement quatre ans et un an dans ses geôles. Pas un mot sur ce contrariant épisode, bien entendu.  

*La traduction, si besoin : « Dès le 16ème siècle et jusqu’au début du 20ème siècle, le khanat de Boukhara a été visité par de nombreux voyageurs, savants et diplomates étrangers. Ces passages ont permis l’élaboration de nombreux travaux et la production d’ouvrages qui ont ouvert Boukhara à la civilisation occidentale »

La mobilisation russe

Dans la cour de notre auberge, aménagée dans un charmant petit caravansérail en bordure de la vieille ville, nous faisons la connaissance d’Olaf, un moscovite à la longue chevelure argentée et au regard triste. On lui demande comment va son voyage, il nous répond qu’il est en fuite, comme la plupart des autres personnes présentes dans l’auberge. Là, on se rend compte qu’on n’est plus à jour, qu’il s’est passé quelque chose de grave pendant qu’on vadrouillait tranquillement dans le sud du pays. « Vous n’avez pas entendu la nouvelle ? Vladimir Poutine a décrété la mobilisation partielle le 21 septembre, 300’000 civils seront recrutés pour se battre en Ukraine. L’Asie centrale est sans-dessus-dessous, des centaines de milliers de Russes fuient le pays. » Pour eux, sans visa, les destinations les plus évidentes sont les anciennes républiques soviétiques, à savoir le Kazakhstan, la Géorgie, le Kirghizistan, le Tadjikistan et l’Ouzbékistan. Du jour au lendemain, tous les vols étaient complets, des heures d’attente aux frontières,  plus aucune place dans les trains, et surtout dans les auberges et les hôtels. Des amis qui voyageaient alors au Tadjikistan nous ont appris qu’ils ont dû loger dans une cave : il ne restait plus un lit de libre dans les hébergements de Douchanbé.

Olaf nous apprend qu’il est journaliste, et nous laisse entendre que sa profession lui a permis de côtoyer des gens proches du pouvoir à une certaine époque. On comprend qu’il a soutenu diverses formes de contestation mais « depuis le début de la guerre, la police arrête toutes les personnes qui protestent dans la rue ». Et ces arrestations, elles viennent gonfler le quota de la mobilisation. Poutine a été très clair à ce sujet, les manifestants seront envoyés sur le front séance tenante. À tout hasard, je lui parle d’Edouard Limonov, un poète punk de l’underground soviétique (1943-2020) qui avait fait son entrée en politique au début des années 2000 à la tête de son propre parti, le parti « National-Bolchévique ». Il avait notamment affronté Poutine lors des élections présidentielles et fait plusieurs mois de prison (à 60 ans passés !) pour avoir osé porter ombrage au dirigeant et à son régime. Un personnage controversé, haut en couleur, dont la biographie m’avait fasciné. « Editchka, of course I knew him, he was my friend ! » nous répond Olaf, l’air de rien. Sa profession l’a-t-elle un jour mis en danger ? On l’ignore, mais il semble du moins avoir trouvé une niche le protégeant des risques du journalisme engagé : il a fondé il y a une dizaine d’années un magazine spécialisé dans les concours canins sur la scène internationale. Il profite d’ailleurs d’une compétition qui aura lieu ces prochains jours à Tashkent pour sortir légalement du pays, qu’il ne compte pas revoir de sitôt.

Pour aller plus loin

Petite bibliographie sélective mais incontournable (merci à Tristan pour son précieux apport à notre club de lecture ainsi que pour son attentive relecture) :

« Le Grand Jeu », Peter Hopkirk, 1990.

« Limonov », Emmanuel Carrère, 2011.

Sur les savoureux personnages d’Avicenne et d’Omar Khayyâm

« Avicenne ou la route d’Ispahan », Gilbert Sinoué, 1989.

« Samarcande », Amin Maalouf, 1988.

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