Septembre 2021, Kalkan

...à la suite de la voie Lycienne

C’est l’automne, déjà ! On saute dans un bus pour Antalya qui s’arrête dans une multitude de petits villages à l’intérieur des terres. Les paysages méditerranéens sont vite derrière, on se retrouve propulsés à toute vitesse à travers une immense forêt d’épineux dominée par une haute chaîne de montagnes grises, pelées, desséchées. Puis les prairies sèches gagnent du terrain, premier signe annonciateur de la steppe anatolienne, l’étoffe du seuil de l’Asie. On s’arrête dans le village de Sütleğen après avoir longé la réserve naturelle de Saklikent. Sur la place du village, un forgeron s’affaire au fourneau et bat le fer alors que ses deux acolytes se relaient pour actionner le soufflet.

En arrivant à Antalya, encore une statue à l’effigie d’Atatürk : visage géant sculpté dans une falaise et bordé d’une cascade, un torrent de larmes versé par les martyrs de l’histoire moderne ? Ce visage nous remémore les célèbres portraits de George Washington, Thomas Jefferson, Théodore Roosevelt et Abraham Lincoln au mont Rushmore aux États-Unis. Si nous devions sculpter dans la face nord de l’Eiger les visages de quatre personnalités suisses, lesquelles seraient-ce ? Johann Schneider-Ammann à qui l’on doit la revalorisation de ce vieil adage qui a relancé la Suisse sur le devant de la scène francophone : « rire, c’est bon pour la santé ». Christophe Blocher, parce qu’il est riche donc il peut. Micheline Calmi-Rey, notre Angela Merkel. Maurice Bavaud peut-être, ce jeune neuchâtelois au courage sans limite qui, au lieu de creuser des bunkers, eût l’audace d’attenter à la vie du Führer à Munich en 1938. Si seulement ce Guillaume Tel contemporain n’avait pas raté sa pomme.

Lever de soleil et de montgolfières sur Pamukale

Procession narcissique à Pammukale (Hiérapolis)

L'antique théâtre de Hiérapolis

Seul-e-s dans un camping au sommet d’une colline, aux portes de l’Anatolie. L’ambiance est automnale : lumière rasante, vent frais, les platanes perdent leurs plumes. Des montgolfières s’élèvent de la plaine, sur la brume matinale. On arrive à Pamukale (l’antique Hiérapolis) de bonne heure avec l’intention de visiter Aphrodisias à la suite. Mais le site de Hiérapolis est si vaste et si bien conservé qu’on se rend vite compte que notre programme revient à vouloir visiter Milan puis Florence en une seule journée. On passe donc la journée à s’enchanter à Pammukale, malgré les centaines de touristes russes qui déferlent par vagues au rythme des cars. Heureusement le site est si grand que les foules se concentrent en quelques rares points comme le théâtre, l’un des mieux conservés de tout le Proche-Orient, ou les bassins d’une blancheur éclatante qui font la renommée du site et auxquels Pammukale doit son nom : « le château de coton ». Voici un superbe exemple de site alliant la nature à l’histoire, puisque l’essor de Hiérapolis ne saurait s’expliquer autrement que par la présence de ses eaux thermales et de ses bassins dont la blancheur éblouit loin à la ronde. Lieu de pèlerinage depuis la nuit des temps donc, pour les hypothétiques vertus curatives de son eau ainsi que pour l’énigme que cette formation géologique constituait dans le paysage. Autre lieu de pèlerinage à Hiérapolis : le martyrium de l’apôtre Philippe, puisque c’est là que ce dernier aurait été supplicié en l’an 80, et que se trouverait son tombeau redécouvert… en 2011. Il est aujourd’hui une nouvelle catégorie de pèlerins, qui vouent un culte à leur propre égo. Asclépios le guérisseur, Apollon ancien patron de la cité et Saint Philippe se sont fait voler la vedette par Narcisse, simple mortel. Ces pèlerins, ce sont les influenceurs des réseaux sociaux, venus transformer la procession rituelle en défilé de mode. Les hydro-carbonates de calcium font pleuvoir les « likes ».

Hiérapolis

Laodikya

Au camping, le propriétaire parle un peu français. Âgé et très solitaire, il gère l’endroit à l’année. Il nous recommande la visite de Laodikya. C’est donc par là que commence la journée du 23 septembre. On se réveille bercé par la douce mélopée de…. la pluie ? Nos affaires qui séchaient dehors sont détrempées, enveloppées d’un brouillard épais. Il fait un froid de canard, nous n’étions pas préparé à affronter les premiers frimas de l’hiver anatolien. Nos plans de camping à Eğirdir se trouvent compromis. Nous arrivons à Laodicée sous un ciel irlandais, gonflé de nuages gris. Le site, fondé en l’honneur de la femme du roi Séleucide Antiochos II au IIIème siècle avant notre ère est un véritable parc d’attraction pour archéologues. On s’étonne de ne pas en avoir entendu parler, il a sans doute été occulté par la popularité de Pammukale que l’on aperçoit dans la plaine en face, dont les travertines réfléchissent la lumière. Quoi qu’il en soit, Laodicée n’a rien à envier à Hiérapolis et les reconstructions ont fait l’objet d’un effort remarquable : des colonnes, de l’élévation, des mosaïques, des rues monumentales lourdement pavées et des temples au milieu d’un paysage de steppe, touche exotique. Et une église, très importante dans l’histoire du christianisme puisqu’elle est l’une des sept églises de l’Apocalypse citées dans l’évangile selon Saint Jean, et avec laquelle l’apôtre Paul entretenait une relation épistolaire. Beaucoup de groupes chrétiens américains se rendent sur le site en pèlerinage. Nous, c’est une petite famille de Français que le destin y a mis sur notre route. Alors que le père nous sort tous les clichés sur la Suisse, la mère nous donne quelques bons conseils comme la visite du lac de Salda, que nous parvenons à placer sur notre itinéraire pour Eğirdir. Petit joyau couleur d’azur scintillant au milieu de collines couvertes de pins, le lac n’a de salé que son nom. L’endroit semble populaire auprès des Turcs, ses sédiments auraient des vertus curatives et il s’agit de l’un des lacs les plus profonds de Turquie.

Entre lacs et montagnes

Le district des lacs éblouit de splendeur : plaines agricoles plates et sèches parées de chaînes montagneuses grisonnantes. On traverse Burdun puis Isparta, des panneaux indiquent la présence de stations de ski. Dans un pays où les remontées mécaniques jouxtent les cités antiques, on ne serait pas surpris de voir des colonnes de marbre servir de poteau, le câble coulissant à la perfection sur les volutes des chapiteaux ioniques. Arrivée au crépuscule, les feuilles virevoltent, les gens s’emmitouflent dans de lourds manteaux, on grelotte. Nous établissons notre quartier général au milieu de la presqu’île du lac d’Eğirdir. Il se dégage un charme puissant de ce village de pêcheurs, constitué de bâtisses anciennes dont plusieurs sont à l’abandon. Petites ruelles dérobées, grands portails en bois branlants fermés par des chaînes dévorées par la rouille. Des bateaux sont tirés sur la grève, sous les platanes qui jaunissent. À Eğirdir on rentre dans un autre univers, épargné par le tourisme de masse de la côte d’Azur. Tout est plus modeste, simple et chaleureux. On est bien content de ne pas dormir sous tente, la tempête se déchaîne. Lors d’une balade nocturne, un vieux monsieur nous apostrophe pour venir boire le thé dans le café accolé à notre guesthouse, repère des anciens du village où les soirées d’hiver passent en jeux de société et en thés brûlants.

Lac de Salda

Egirdir

Lever de soleil sur le lac d'Egirdir

Premier rayons de soleil. Le vent souffle encore, mais le ciel est d’un bleu pur. On monte au village d’Akpinar qui surplombe Eğirdir afin de tenter une balade devant nous mener au sommet du mont Sivri (1726 mètres d’altitude). On y rencontre un architecte du paysage, enfant du village, qui a monté sa boîte à Istanbul. Il nous parle avec fierté des 15 000 espèces de fleurs endémiques de Turquie. Il semble en revanche inquiet lorsque nous lui présentons notre projet du jour. Selon lui, l’ascension n’est pas réalisable. On se lance tout de même, cheminant entre troupeaux, pins isolés, prairies desséchées et  ruines antiques. Ces ruines, ce sont celles de Prostanna, cité grecque du IVème siècle avant notre ère dont subsistent d’imposantes maçonneries. Hélas, les informations disponibles sur place sont pour le moins frugales. Plus haut, un jeune berger redescend ses chèvres. Nous tombons nez à nez avec un berger d’Anatolie, énorme chien au collier muni de longues pointes acérées, véritable cauchemar des randonneurs destiné à tailler les loups en pièces. Heureusement, celui-ci nous regarde passer sans broncher : c’est l’heure de la sieste. On atteint le sommet à midi, l’heure de la prière. De toutes les vallées environnantes s’élève et résonne le chant des muezzins comme une grande chorale mystique saluant notre arrivée, alors qu’une couleuvre se dore au soleil sur un caillou. Derrière l’immense drapeau turc scintille le lac à perte de vue, joyau émeraude et céruléen rivalisant de pureté avec l’azur du ciel. L’on comprend que Saint Paul ait choisi d’arrêter ses pérégrinations à cet endroit, où règne une ambiance magique. À l’horizon, plusieurs sommets avoisinent les 3000 mètres d’altitude.

Sagalassos

On décide de consacrer notre dernière journée de voyage à l’archéologie. Sagalassos est une merveille antique lovée à 1500 mètres d’altitude, exceptionnellement bien conservée. De récentes fouilles y ont été menées par l’Université de Louvain, qui a entrepris la restauration de plusieurs monuments. L’agora avec ses colonnades, ses répliques de statues et sa fraîche fontaine, le nymphaeum aux muses, le théâtre détruit par un tremblement de terre que l’on a l’impression de redécouvrir figé en pleine époque romantique, tout cela offre un véritable voyage dans le temps. Une idée surgit, métaphore de l’histoire. Se faire mordre par une vipère ottomane dans un théâtre antique et mourir au pied des gradins : la voici la véritable tragédie grecque. Prise par les Perses en 548 avant notre ère, la ville est ensuite ravagée par l’armée d’Alexandre le Grand en l’an 333, alors qu’il tente de sécuriser l’accès à la région dans sa guerre contre les Perses et leur terrible souverain Darius III. Elle devient ensuite première cité de Pisidie à l’époque romaine. Au-delà du théâtre se trouve la partie haute de la ville avec ses quartiers de potiers, de verriers, de forgerons et de bronziers. Les quartiers artisanaux, bien fouillés, ont livré des informations inédites sur les confréries qui y officiaient : en cas de crise, chacun baissait un peu sa production pour que personne ne pâtisse de la situation. Il y avait une grande salle où tous les artisans se retrouvaient pour manger, et où se tenaient également les réunions de travail et les fêtes ouvrières. Voilà ce qui frappe souvent avec l’Antiquité : sa proximité avec le présent.

Épilogue

On reprend doucement la route d’Antalya, sans se douter de l’obstacle que nous allons rencontrer : c’est la récolte des pommes. Cette spécificité régionale bat son plein et la route est encombrée de tracteurs déplaçant des montagnes de cageots de pommes. Comment en viendront-ils à bout sans en faire de cidre pour réchauffer les cœurs durant les longs mois d’hiver ?

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