
Karakalpakstan, un lac à la mer
Un lac à la mer, peinture à l’huile Le Karapalkastan (Ouzbékistan) Un trajet cotonneux Pour rejoindre Noukous, capitale de la république autonome du Karakalpakstan (le
Alors que notre train de nuit s’arrête à la frontière kazakhe, nous sommes brusquement tiré-e-s du sommeil par une escouade de militaires ouzbèkes. Ils ont décidé de faire du zèle : ils passent nos bagages au peigne fin, nous posent des questions interminables sur les motifs de notre voyage et vérifient le moindre lieu où nous avons séjourné dans le pays. On avait échappé à leur mauvaise réputation en rentrant dans le pays, on ne pensait pas payer le prix fort en en ressortant. Nous sommes finalement relâché-e-s à la gare de Beïnou au petit matin, où nous devons transiter pour rejoindre la ville d’Aktau, au bord de la mer Caspienne. C’est un petit village du bout du monde, au milieu d’une steppe plate et déserte couverte d’une épaisse couche de nuages et où résonnent les sifflements mélancoliques des trains qui passent. Une vieille baraque à la peinture blanche et bleue défraîchie fait office de gare. L’on s’y affale sur des sièges en bois bancals à la peinture écaillée, alors que des femmes de ménage patibulaires courent après chiens et chats errants en leur donnant de grands coups de balais.
Aurélia ayant gagné à pile ou face pour garder nos bagage, il m’incombe la responsabilité d’aller trouver une carte SIM kazakhe, de changer ce qu’il nous reste de monnaie ouzbèke et de retirer des devises kazakhes. Un programme bien ambitieux pour une si petite bourgade émergeant du sommeil. Après une escroquerie au change avec un chauffeur de taxi et cinq bancomates hors-service, je finis par trouver de quoi remplir nos portemonnaies de tenge. Hélas, la babouchka devant moi a décidé de vider tout son compte en banque à coup de sommes fantaisistes, jamais deux fois la même, ce qui me fait perdre un temps précieux. La validation de notre carte bancaire par le bancomate débloque le troisième niveau du jeu: « Trouves une carte SIM ». La difficulté augmente, je me rends au bazar où je finis par rencontrer un vendeur qui complète sa gamme de diadèmes en plastique, de coupe-ongles, de couteaux suisses et de bobines de fil avec des cartes SIM. En retirant les cartes SIM du téléphone d’Aurélia, sa carte suisse m’échappe des mains et tombe au milieu de l’énorme fouillis qui sert de comptoir au vendeur. Impossible de retourner vers elle pour lui annoncer que j’ai perdu sa carte suisse, les conséquences seraient terribles. Je passe donc 15 minutes à retourner des cartons à banane remplis à ras bord de bobines de fil par terre, suant à grosses gouttes sous le regard éberlué des premiers acheteurs matinaux. Un soulagement indicible me gagne quand je finis par retrouver la carte sous un pli au fond d’un carton. Puis il me faut le passeport d’Aurélia pour souscrire un nouvel abonnement de téléphone, je retourne à la gare au pas de course. La séance de sport matinal se poursuit : il me faut ensuite son code PIN pour redémarrer le téléphone, je retourne une nouvelle fois à la gare en courant. Ca ne fonctionne pas, les badauds s’en mêlent et notre correspondance pour Aktau doit bientôt partir (d’ailleurs, quelle heure est-il au juste ? Nous avons changé de fuseau horaire pendant la nuit et nous ne sommes même pas sûrs de la véritable heure à laquelle part notre train, c’est du quitte ou double). Dans ma hâte, la carte SIM suisse m’échappe des mains une seconde fois pour replonger dans les cartons de bobines de fil (si, si, c’est possible), pour réapparaître après 15 minutes supplémentaires de sueurs froides. Enfin, la dernière épreuve consiste à aller trouver quelques samossas pour ne pas mourir de faim durant les 8 heures de train à venir. Pour ce faire, il me faut venir à bout d’une bande d’ivrognes persuadés que je suis un soldat russe en fuite et m’implorant de leur donner de l’argent pour s’acheter des bières.
C’est donc avec beaucoup de soulagement que nous montons dans notre train, découvrant avec joie le samovar au bout du couloir. Un doux fumet de saucisse au chou et de poisson flotte dans le wagon. Les vendeurs passent de compartiment en compartiment pour proposer de grands poissons fumés qu’ils tiennent la queue emballée dans du papier journal comme des marrons chauds. Sur ces rails, c’est un océan continental que nous traversons. Une immensité vide, plate et désertique, avec de temps en temps une poignée de dromadaires avançant de leur démarche chaloupée ou une ferme esseulée, parfaitement au milieu de nulle part. Notre train est propulsé au milieu du néant, menant ses âmes passagères d’un endroit familier à un autre endroit familier. Après plusieurs heures d’un paysage monotone au sens littéral comme au sens propre apparaissent les premières fantaisies du plateau d’Oustiourt, des reliefs tabulaires érodés ponctués de veines blanches horizontales. Les villages se multiplient, puis la mer Caspienne jaillit au loin, venant mettre un peu de couleur au carreau de notre compartiment.
Nous arrivons à Aktau de nuit, sans grande certitude quant à la possibilité de réaliser le programme que nous avions essayé de mettre sur pied. Le tourisme étant peu développé dans la région, les tours organisés par des agences étaient absolument hors de prix pour nous. Nous avions fini par dénicher le contact d’un guide local sur un forum pour organiser une excursion de quelques jours à travers la province du Mangystau. Il y avait toutefois un bémol, il ne communiquait qu’en nous envoyant des notes vocales par Whatsapp, dans un russe haché par son accent kazakh. Aussi nous a-t-il fallu investir un temps considérable pour déchiffrer ses messages vocaux, nous obligeant à les réécouter un nombre incalculable de fois au ralenti et à discuter les différentes interprétations possibles. En arrivant à Aktau, nous n’étions pas certains qu’il savait où venir nous chercher le lendemain. Ni s’il fallait acheter de la nourriture avant de disparaître quelques jours dans la nature. Ni si le guide avait bien compris que nous ne comptions pas revenir à Aktau avant la fin de l’excursion, réserver un hébergement à la dernière minute étant exclu en raison des Russes en cavale. Ni si le programme qu’il nous proposait correspondait exactement à ce que nous avions en tête. Ni même s’il disposait d’un véhicule assez grand pour stocker nos deux gros sacs à dos (et s’il se pointait au volant d’une Lada minuscule ?).
Pourtant il arrive le lendemain avec un peu de retard, tout sourire dans sa camionnette soviétique tout-terrain UAZ 2206, un objet de collection ! Sadik a la soixantaine, le visage rond fiché d’un boc poivre-et-sel et le regard pétillant de malice sous son chapeau, les pattes d’oie au coin des yeux. Si on ne comprend pas grand-chose à son russe, il a toujours le mot pour rire. Nous faisons un premier arrêt pour dévaliser le marché, puis chez un de ses amis pour récupérer un grill. Alors que nous sommes sur le point de quitter la ville il se rend compte qu’il a oublié la théière. Il avait même pensé au samovar, mais pas à la théière, que sa femme sort nous apporter sur la route devant chez eux. Enfin nous tirons plein nord, à travers une lande déserte couverte de pompes de forage pétrolier. Les trésors que recèle le sous-sol de la Caspienne et la région environnante font la richesse du pays depuis les années 1960. Ce que les cités florissantes des routes de la soie n’avaient jamais su, c’est qu’elles avaient toujours été assises sur une mine d’or : aux antiques pistes caravanières se superposent aujourd’hui oléoducs et gazoducs, qui nous permettent de mener nos caravanes modernes où bon nous semble. Le moyen est devenu la fin, mais le principe reste le même : le mouvement fait fructifier les affaires. C’est aujourd’hui la raison d’être de l’occupation humaine dans cette péninsule du bout du monde, Aktau abrite de nombreux sièges de compagnies d’hydrocarbures et l’économie florissante a attiré de la main d’œuvre de tout le pays.
Après quelques heures de route, nous quittons le goudron pour nous enfoncer dans un labyrinthe de pistes à travers un paysage où tout se ressemble, la carte mentale de notre chauffeur force l’admiration. Puis soudain la steppe s’effondre à pic et l’horizon s’ouvre sur l’immensité bleue de la mer Caspienne. La camionnette s’arrête au bord du précipice, devant un cirque rocheux surréaliste : le sol s’est affaissé sur plusieurs kilomètres, il ère au pied de la falaise en lambeaux, tels d’immenses icebergs de pierre. Si l’Ouzbékistan était un lieu tout choisi pour appréhender l’échelle du temps humain, le Mangystau est lui régi par l’échelle du temps géologique, pour une fois rendue saisissable à notre modeste perception d’humain.
Nous visitons ensuite une série de lieux saints et de mosquées sous-terraines (dont une importante partie est inscrite au patrimoine mondial de l’UNESCO), découvrant que notre ami Sadik est aussi fervent croyant que boute-en-train : il nous initie à tous les rituels pratiqués par les pèlerins soufis qui arpentent la région dans leur quête spirituelle. Si au contraire de l’Ouzbékistan la plupart des monuments islamiques sont ici dissimulés sous la surface du sol, c’est peut-être parce que la nature y est tellement présente et spectaculaire qu’elle porterait ombrage même aux plus beaux des dômes et des minarets. La mosquée de Sultantepe ressemble à s’y méprendre à un grand tombeau mégalithique, d’un style architectural comparable aux dolmens d’Antequera en Andalousie par exemple, pourtant plus vieux de 4000 ans. Tout au fond, Sadik nous fait pénétrer tour à tour à l’aveugle dans une minuscule cavité située au bout d’un tunnel étroit creusé à même la roche. Une métaphore du tombeau, où l’on doit s’allonger et méditer sur le fait qu’un jour notre tour viendra de retourner à la poussière et que la vie est un cadeau qui mérite d’être chéri. Sadik récite ses prières, puis nous ressortons de la mosquée pour descendre au fond d’un canyon où se trouve une source d’eau sacrée. Un bouquet d’arbres apparaît entre des blocs de pierre, une petite cabane a été aménagée pour que les ablutions puissent être accomplies en toute intimité. La tradition veut que nous nous versions trois seaux d’eau sur la tête : « le premier est glacial, le deuxième normalno et le troisième est brûlant, vous verrez ! » s’exclame Sadik dans un grand éclat de rire. On opte pour le pari pascalien pour ces quelques jours d’expédition : s’attirer les faveurs d’Allah ne risque pas nous porter préjudice, alors autant mettre toutes les chances de notre côté pour commencer ce séjour au Kazakhstan sous les meilleurs auspices. « La voie est ouverte à tout le monde », ne cesse de nous répéter Sadik.
Nous nous enfonçons progressivement dans la magie des paysages du plateau d’Oustiourt et dans celle du soufisme, qui a eu un grand impact sur le façonnage de la spiritualité de la région. Canyons, mosquées, mausolées, prières, dromadaires. Au bord de la mer Caspienne, nous visitons encore la mosquée sous-terraine de Shakpak Ata dont les galeries, les salles et les colonnes sont sculptées dans un grès lumineux, avant de nous rediriger vers l’intérieur des terres. À chaque fois que nous voyons une route goudronnée, c’est pour la couper et filer à sa perpendiculaire. Quand le regard se perd dans cette steppe sans fin et que les seuls repères susceptibles de donner un semblant de direction à prendre pour espérer rejoindre la civilisation sont à ce point méprisés, on comprend qu’on a véritablement quitté les sentiers battus. Une lune pleine et orange se lève à l’est, face à nous, éclairant de sa lumière blafarde un paysage terrestre tout aussi lunaire alors que le soleil disparaît à l’opposé, parfaitement symétrique. Nous atteignons une large vallée recouverte de grandes pierres sphériques, comme des œufs de dinosaure pétrifiés et abandonnés là depuis la nuit des temps. Nous dressons le camp où le terrain le permet, allumons le samovar et préparons une grande salade. Puis s’installe un silence épais, absolu. Nous revient une phrase de Tesson, qui prend vraiment tout son sens dans l’univers minéral de l’Oustiourt : « Le silence est le bruit que fait le temps en passant ».
Au réveil, on se rend compte qu’une fois de plus le marchand de sable a été généreux pendant la nuit, il nous faut secouer et on épousseter toutes nos affaires. Pendant ce temps, Sadik ronfle tout ce qu’il peut sur la banquette arrière de sa camionnette, impossible de le tirer de son sommeil. Puis le samovar se rallume et le camp s’éveille au milieu de cette forêt de pierres rondes. Nous traversons la vallée pour rejoindre le Djebel Sherkala, une série de reliefs tabulaires imposants striés d’immenses veines rouges et blanches. Un paysage qui se lit comme un livre ouvert, avec ses lignes horizontales entre lesquelles se développe une multitude de petites lignes obliques et verticales, ravines ou arrêtes rocheuses. Il règne une ambiance de Far West et techniquement parlant, nous avons effectivement atteint le limes occidental du Kazakhstan et de l’Asie centrale. S’il était plus approprié de troquer ici l’impérialisme américain contre l’impérialisme russe, il faudrait baptiser ce « Far West » par son équivalent russe : « крайний запад ». Nous partons à la découverte d’une série de grottes, et découvrons au pied d’une falaise un site archéologique jonché de tessons de céramique ainsi que d’artefacts en bronze et en fer. Nous tombons sur un fragment de statue de bucrane en pierre, finement ouvragé, que nous enfouissons aussitôt sur le site avec l’intention de contacter plus tard l’intendance archéologique régionale (promis, on n’a pas fait comme Varone). D’après la céramique passée en revue au musée d’Aktau, c’est au Moyen Âge qu’existeraient les meilleures parallèles pour ce site. Était-ce une halte sur l’une des branches septentrionales des routes de la soie ? On croise quelques Russes solitaires fraîchement arrivés, qui trouvent un peu de consolation à leur exile de pouvoir venir camper dans un endroit si paisible.
À nous extasier de tout et de rien kilomètre après kilomètre, nous finissons par prendre du retard sur le programme. Un vent fort se lève et la nuit commence à tomber. Alors que nous roulons toujours plus loin sur une piste perdue retentit soudain un bruit sourd sous la carrosserie. Sadik plante les freins, on s’envole à travers la camionnette, réceptionné par les caisses de légumes posées sur la banquette arrière. Un longeron traîne par terre sous le châssis, des débris métalliques jonchent le sol. Pour couronner le tout, un léger sifflement monte à nos oreilles d’un des pneus avant, où nous découvrons une vilaine perforation. Nous sommes seuls sous la lune, au milieu du désert, sans une once de réseau sur nos téléphones. On s’apprête donc mentalement à dresser le camp au bord de la piste, sous un vent de plus en plus violent. Mais Sadik n’est pas du même avis : parfaitement stoïque et toujours plaisantant, il bricole pendant une heure, change la roue (c’est la première fois que ça lui arrive en 20 ans), puis nous repartons tout doucement, медленно, l’air de rien. La camionnette tient bon jusqu’au sanctuaire de Karaman Ata, où nous sommes accueillis par des pèlerins. Ils partagent leur plov et le thé avec nous et nous laissent dormir bien à l’abri du vent dans une immense salle-dortoir tapissée de matelas de sol.
Un vent terrible se lève pendant la nuit et mon estomac me réveille pour me faire faire un peu d’exercice nocturne. Ouvrir la porte d’entrée massive compressée par le vent constitue un premier défi, suite à quoi il faut avancer 200 mètres courbé en luttant contre les rafales pour atteindre un cabanon solitaire qui tangue sous les furieux assauts du vent et qui menace de verser à tout moment, puis revenir ; et enfin répéter l’opération toutes les demi-heures environ. Tombant un bref instant dans le sommeil, je rêve que les reliques d’un saint apparaissent dans un coffre en bois orné de motifs floraux et géométriques au milieu du dortoir, éclairé par une étrange lumière bleutée. Au réveil, nous retrouvons tous les pèlerins dans le réfectoire emmitouflés dans leurs mantaux, des gosses courant dans tous les sens. Le vent fait trembler les vitres, pendant qu’une lumière diaphane se lève sur un horizon voilé par la poussière. Nous sommes naufragé-e-s au milieu de la steppe. Alors que Sadik entreprend des réparations plus poussées sur la camionnette, nous partons nous réfugier dans la mosquée sous-terraine. Au milieu du cimetière brûle un brasero autour duquel sont rassemblé-e-s des fidèles priant avec un mollah, un homme débonnaire caché sous son chapeau et son manteau. Il nous demande si nous avons fait des rêves pendant la nuit, Allah ayant pour habitude d’apparaître en songe aux pèlerins dormant sur le site. Manifestement la magie a opéré dans mon cas, peut-être notre pèlerinage dépassera-t-il sa seule portée touristique. Puis Sadik réapparaît, optimiste quant à nos chances de réussite pour la suite du périple (15 heures aller-retour !). Nous reprenons donc la route pour affronter la tempête de sable qui fait rage et arrivons dans un petit village où vit un de ses cousins, qui peut lui fournir exactement la pièce manquant au châssis. Pendant qu’ils bricolent, la famille nous accueille à l’intérieur pour un second petit-déjeuner royal. Le chauffage est au maximum, nous transpirons à grosses gouttes sur l’épaisse moquette du salon que laboure un chaton hyperactif. Sadik revient enfin, satisfait. « пойдет ! », ça roule, et on se remet en route pour atteindre l’objectif final de notre périple aux confins du plateau d’Oustiourt : Bozhyra.
C’est une chose d’atteindre Bozhyra, c’en est une autre de pouvoir espérer y voir quelque chose. Or le ciel est trouble, voilé par le sable et obscurci par de lourds nuages de pluie. Peut-être nos dévotions des jours précédents n’ont-elles pas été veines, car contre toute attente au bout de quelques heures, la tourmente s’apaise et le soleil finit même par percer. Ces paysages lunaires dont nous avions tant rêvé commencent à apparaître à mesure que le temps s’améliore. C’est le fond d’un océan disparu voilà des dizaines de millions d’années et figé dans le temps, plusieurs dizaines de mètres sous le niveau actuel de la mer. Le Kazakhstan est connu pour son cosmodrome à Baïkonour, d’où s’était envolé le premier homme à atteindre l’espace en 1961, Youri Gagarine. En y repensant, il était juste qu’un pays turcique soit le premier à envoyer un être humain dans le tängri, ce vaste ciel vénéré depuis l’aube des temps par les peuples nomades. En revanche, pourquoi diable envoyer des gens sur la lune quand on a déjà la lune à ses pieds à Bozhyra ? L’arrivée y est tout bonnement indescriptible, onirique. Le sol se dérobe tout-à-coup au bout d’un interminable plateau désert pour s’ouvrir sur les « bateaux blancs », les « yourtes » et d’autres formations géologiques toutes plus fantaisistes les unes que les autres et auxquelles les locaux ont donné des noms pleins de poésie. Leur silhouette nimbée d’une lumière pâle se détache délicatement à l’horizon, flottant comme autant de vaisseaux fantômes sur une mer de sel éblouissante. C’est un endroit liminal, nous nous tenons au bord de l’abîme du temps et contemplons son œuvre sublime. Nous sommes ramenés à notre insignifiante condition humaine, et pourtant portés par cette incroyable capacité à s’émouvoir qui nous caractérise. Nous longeons tels des funambules des kilomètres de falaise dans un silence absolu, sans rencontrer la moindre forme de vie aussi loin que porte le regard, et Allah nous est témoin qu’il porte loin. Les cosmonautes, c’est nous.
Nous pique-niquons à notre insu sur un piège préhistorique dressé au bout d’un promontoire rocheux. Nous apprendrons quelques jours plus tard au musée d’Aktau que ces longues structures de pierre sèche en forme de serrure avec un trou profond creusé à leur extrémité, nommées « aran », servaient déjà à l’âge du Bronze à capturer le gibier en le rabattant en bordure de falaise. Comme on se l’imagine bien, chasser les troupeaux de gazelle au milieu d’un environnement ouvert comme la steppe n’est pas une tâche aisée, s’en approcher discrètement relève de l’impossible. Les populations passées ont donc su composer avec leur environnement.
Avant de quitter cette contrée du Vide propice à la méditation et au recueillement, Sadik pousse l’expédition jusqu’à Beket Ata, un mausolée sous-terrain encore plus éloigné de tout que tous les sites visités jusque-là et où repose la dépouille d’un grand sage soufi du 18ème siècle. Cette fois la rigueur religieuse est de mise, on ne peut y entrer que vidé, purifié et couvert de la tête aux pieds. Si je n’étais pas certain d’avoir bien compris toutes les directives, Sadik s’en est assuré en m’accompagnant jusqu’à la porte des toilettes pour vérifier que j’aille faire mes besoins. Puis il nous laisse au sommet d’un escalier vertigineux, descendant en zigzagant en bas du plateau vers une petite grotte dont l’entrée est si lointaine qu’elle est à peine visible. À la moitié du chemin, un groupe de gazelles peu farouches venues se désaltérer dans une petite oasis génère un embouteillage de pèlerins. De retour au sommet avec la bénédiction du mollah, nous sommes invités à manger par les fidèles qui partagent un festin dans la grande salle aménagée pour les pèlerins. C’est donc l’estomac plein et les poches remplies de cadeaux que nous attaquons le long retour vers Aktau. La nuit tombée, le ciel s’illumine de mille lueurs. On croit au d’abord avoir rejoint les premiers villages, jusqu’à ce que nous comprenions qu’il s’agit en fait de l’éclairage installé sur les pompes de forage pétrolier. Quelques heures plus tard, Sadik nous laisse devant notre hôtel en nous couvrant de bénédictions, nous et notre future progéniture. Une douce euphorie nous envahit, nous avons accompli la partie distale de notre voyage en Asie centrale et réussi sa partie la plus incertaine. Le retour vers le centre peut commencer.
Un lac à la mer, peinture à l’huile Le Karapalkastan (Ouzbékistan) Un trajet cotonneux Pour rejoindre Noukous, capitale de la république autonome du Karakalpakstan (le